Des dix Commandements à la Réflexion Contemporaine

I) La nécessaire présence d'une morale ou d'une éthique

Très tôt dans l'histoire de l'humanité, notamment lors de l'époque néolithique, la sédentarisation impliqua une véritable vie sociale. Toute vie sociale nécessite la mise en place d'interdits et d'idéaux pour communiquer, échanger et donc pour vivre ensemble.

Ce sont ces règles qui régissent le comportement des individus et organisent leurs relations au sein d'une collectivité étendue (nation, communauté ethnique) ou restreinte (groupe, famille, village). Toutes ces sociétés fonctionnent avec un système de normes qui assure leur cohésion et leur survie. Des principes fondamentaux codifient les rapports humains, par exemple la façon dont des personnes peuvent travailler, s'aimer, s'unir pour créer une famille et organisent même nos gestes les plus quotidiens.

Liées aux valeurs que partagent les membres de cette collectivité (c'est-à-dire à leur conception du bien et du mal), les normes sociales définissent ce qui est interdit ou autorisé. Sous l'emprise des pulsions, si tout le monde faisait ce qu'il avait envie de faire, le monde serait invivable et l'humanité disparaîtrait très vite. Sans l'existence de certains interdits, chacun pourrait se livrer à des comportements associables les plus agressifs et mettre en péril les mécanismes sociaux assurant la survie de la collectivité.

Egalement liés aux valeurs, les idéaux jouent un rôle déterminant pour motiver chaque personne qui peut ainsi trouver un sens à sa vie sans sombrer dans l'oisiveté et la dépression. La pertinence de certains idéaux assure d'une part la suprématie d'une société sur une autre et, d'autre part, le bonheur ou le malheur de ses membres.

Un grand nombre de normes sociales ne sont pas écrites, la transmission orale est fondamentale pour l'éducation de chacun. La connaissance de ces règles se fait par un apprentissage progressif. Les parents, les enseignants, les collègues de travail, par leur rôle d'exemple, transmettent des informations déterminantes. De tout temps, cette culture orale était présente, elle précéda même l'arrivée de la culture écrite qui fut une étape historique puisqu'elle donne accès à une pensée plus abstraite, plus rigoureuse.

II) Les Logiques monothéistes et polythéistes

Les religions monothéistes (judaïsme, christianisme, islam) comprirent très tôt l'intérêt de l'utilisation de l'écriture, gravée dans le marbre, dessinée sur des parchemins, calligraphiée sur des rouleaux de papyrus. Ces religions devinrent selon l'expression consacrée « les religions du livre ».

Selon le récit de « l'exode » contenu dans la bible hébraïque, les Tables de la Loi sont des blocs de pierre sur lesquelles Dieu aurait gravé le Décalogue remis à Moïse. Cette représentation traditionnelle est devenue un des symboles du judaïsme utilisé en particulier au fronton des synagogues. Ces tables de la loi divine sont communément appelées « les dix commandements » et ils occupent une place centrale dans l'ancien testament. Ils résument la loi de Dieu. Les prophètes ont sans cesse appelé le peuple juif à revenir à ces commandements. Dans les religions chrétiennes, ces écrits sont largement repris ; ainsi Jésus Christ aurait commenté, à la manière d'un rabbin juif, ces commandements. ils sont cités à de nombreuses reprises dans le Nouveau Testament, ce qui montre bien qu'ils gardent tous leurs symboles.

L’islam fait également référence aux tablettes données au prophète Moïse et l’essence même des dix commandements se trouve dans le Coran où plusieurs versets y font référence.

C'est la logique du seul Dieu tout puissant, créateur du monde et auteur des lois qu'il communique aux hommes pour les sortir du péché dans lequel ils se trouvent naturellement. Dans le monothéisme, la loi divine implique la soumission absolue à la toute-puissance divine. L'homme ne pourrait trouver sa route seul, l'homme doit se soumettre au « seigneur » créateur du monde qui lui donne toutes les règles de vie. Dans cette conception, les lois divines gravées dans le marbre sont éternelles et universelles, ou, au moins, absolues; on ne peut donc ni les changer ni les détruire. Les mutations de la société civile sont bien plus rapides que celles des religions. Pourtant

et bien que toujours dans un esprit conservateur et en retard sur les mœurs, elles n'ont cessé d'évoluer avec lenteur. Les religieux à la recherche d'une reconnaissance la plus large possible tentent de s'adapter continuellement à l'air du temps. Ils évoquent la parole de Dieu qu'ils sont sensés entendre. Ainsi les 10 commandements, les 7 péchés capitaux et tous les textes de référence possèdent de nombreuses versions sans cesse actualisées.

Qu'en sera-t-il lorsque l'un des commandements sera celui concernant la parole donnée ? Souhaitons même qu'il devienne le premier des commandements contemporains, celui de l'exigence de la vraie parole et la fidélité à la parole donnée. En effet sans mettre de priorité à ce commandement, toute communication, tout débat n'a plus de sens, rien n'est possible puisque ce commandement conditionne tous les autres.

Aucune des 3 religions monothéistes ne rend hommage aux femmes, ni ne leur accorde les mêmes droits que les hommes. Elles n'appellent jamais expressément à la sauvegarde de leur dignité humaine, ni les dotent des mêmes vertus que les hommes, ni ne leur attribue des qualités intellectuelles comparables. Depuis Adam et Eve, les femmes n'ont jamais possédé une place privilégiée dans les religions monothéistes. Il n'existe aucun texte, aucun passage dans les trois Livres qui fait du respect de la femme, non en tant qu'épouse ou mère, seulement en tant que femme, un devoir de respect de l'être plus faible physiquement. Ce sont les hommes qui conservent toujours les places les plus importantes et les femmes absentes dans la hiérarchie religieuse alors que les femmes sont largement majoritaires dans les offices religieux. Sur le plan des personnages vénérés (Dieu n’est jamais une femme…) ou sur celui des autorités religieuses, les femmes n’ont généralement pas le droit de transmettre la parole divine.

La culture polythéiste génère des valeurs quelque peu différentes. Chaque être est défini comme une force indépendante qui a sa loi en lui-même. C'est de l'action libre de ces forces et du concours de ces lois que résulte l'harmonie du monde. Les Dieux sont les gardiens de ces lois éternelles, mais ils ne pourraient ni les changer ni les détruire, car ces lois sont la nature et l'essence propre des choses, leur part spéciale, leur destinée. La morale, la loi de l'homme, est une des formes particulières de ces lois immuables. L'homme la connaît par une révélation spontanée de sa conscience, en même temps qu'il se connaît lui-même, car elle n'est pas distincte de lui : elle est sa condition normale, et consiste dans le libre et harmonieux développement de toutes ses énergies. C'est en vivant selon sa propre nature qu'il accomplit sa destinée et concourt pour sa part à l'harmonie universelle. Cette culture génère beaucoup de superstitions souvent puériles mais elle génère aussi une certaine tolérance permettant la diversité, chacun choisissant son Dieu fétiche avec des particularités finalement assez personnelles.

La civilisation grecque, puis partiellement la civilisation romaine, développèrent des systèmes de valeurs et des lois en relation avec certaines coutumes polythéistes et les réflexions philosophiques qui furent les racines de nos démocraties occidentales. La recherche d'un accord avec la nature était déjà présent et ceci plaçait l'homme en position de penser lui-même sans être dépendant des lois divines.


III) La logique démocratique et humaniste

Le constat que la loi divine reposait sur une contrainte extérieure construite d’une façon arbitraire par des voix entendues ou par des visions aperçues, conduisait les non croyants, les agnostiques ou même des croyants quelque peu distanciés des religions vers une autre logique, celle du dialogue démocratique comme créateur des règles de vie. La première conséquence de ce changement de logique est d'abandonner la notion d’un ordre moral absolu au profit de celle de vertus, tout en maintenant la validité d'interdictions absolues de certains actes. Progressivement s'installent la réflexion, la concertation, et les choix démocratiques librement construits sont finalement plus intelligemment construits et humainement plus acceptables que ceux inventés par des prédicateurs.

L’humanisme croit au progrès humain et constitue une philosophie optimiste qui prend pour sujet d’étude l’homme et son appétit de savoir qui s'inscrit au sein de la nature. Le mouvement humaniste fait apparaître une nouvelle conception de l'homme et de la dignité humaine, notion omniprésente dans l'évolution de la morale. Ainsi « l'éthique humaniste » affirme la dignité et la valeur de tous les individus, fondée sur la capacité de déterminer le bien et le mal par le recours à des qualités humaines universelles, en particulier la rationalité. L'humanisme implique un engagement à la recherche de la vérité et de la moralité universelle par l'intermédiaire des moyens humains et rejette la validité des justifications transcendantes. Dans cette logique, l’individu correctement instruit reste libre et pleinement responsable de ses actes dans la croyance de son choix. Le 18e siècle fut un tournant décisif pour ce mouvement humaniste qui fut un creuset pour l'avènement de la Démocratie.

Deux événements historiques fondent les premières pierres de ce mouvement démocratique à quelques années l'une de l'autre :

La Déclaration d'Indépendance des Etats Unis d'Amérique (1776) qui fut le premier texte reconnaissant les droits humanistes. L'idée centrale du texte est la liberté : pour la première fois, les idées des philosophes des lumières sont mises en application, il ne s'agit plus des libertés collectives des époques précédentes, mais de libertés individuelles qui sont proclamées haut et fort. La Déclaration est donc un texte universel, qui pose des droits : « Tous les Hommes sont créés égaux. » .

La Révolution française (1789) dont la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est le texte fondamental qui énonce un ensemble de droits naturels, individuels et les conditions de leur mise en oeuvre. L’article premier énonce le principe d’égalité selon lequel « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits et l’article 2 rappelle que le but de toute association politique doit être « la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme ». Il énumère quatre droits identifiés par la philosophie des lumières au 18e siècles : la liberté, la propriété, la sûreté, la résistance à l'oppression.

Depuis le milieu du 20e siècle, de nombreuses organisations non gouvernementales ont vu le jour : Amnesty international, Human Rights Watch... Des organisations intergouvernementales : Commission des droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, Bureau du Haut Commissariat des Nations Unies pour les droits de l’Homme (ONU), l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO)... Ces nombreuses organisations possèdent un rôle de contre pouvoir et même pour certaines de pouvoir qui agissent sur les gouvernements pour faire évoluer les lois et les comportements.

IV) L'évolution contemporaine

L'évolution de la morale n'est pas un phénomène nouveau mais le rythme est complètement différent de ce qu'il pouvait être il y a plusieurs siècles. Nous assistons à un mouvement qui s'accélère d'une façon qui bouscule tous les repères existants. Certains pensent que l'évolution de la société et des moeurs depuis un siècle a été plus importante qu'entre le néolithique et le début du 20e siècle.

Cette évolution fut rapide grâce à la conjonction de plusieurs éléments :

- Le changement des moeurs intervenu d’abord de concert dans tous les pays occidentaux puis repris maintenant dans la quasi-totalité des états du monde. Ce mouvement est essentiellement marqué par l'émancipation des femmes, des homosexuels par une recherche plus grande de libertés et par un combat contre les discriminations.

- Jamais dans l'histoire l'accès à la culture n'a été aussi aisé et aussi  largement partagé. Les références culturelles multi-ethniques sont discutées paisiblement, sans ostracisme. Cette culture multiforme s'étend largement à des couches sociales nouvelles qui peuvent maintenant accéder, grâce au cinéma, à la littérature, au théâtre, à une culture qui n'a plus ce statut de faire-valoir. Même à la télévision, les émissions littéraires, les documentaires et les débats d'experts se sont largement multipliés avec une large écoute. L'art développe son audience, la fréquentation des musées atteint des affluences considérables, les grandes expositions exigent des réservations parfois longues. Mais l'art devient également une pratique pour un grand nombre, les cours de musique, de théâtre, de peinture, de sculpture, représente des activités hebdomadaires pour un grand nombre. La multiplication des activités culturelles, associatives, des groupes de réflexion, facilitent les échanges propices à l’émergence de mouvements influents. Tout cela participe largement à un développement inédit de la culture et réformer la société ne passe pas seulement par la politique mais aussi largement par la culture. Vraisemblablement liée au développement culturel et à la sagesse acquise, la lutte contre la violence est un défi permanent, contrairement au sentiment d’insécurité largement diffusé par les médias, le nombre des violences graves et des homicides sont en constante diminution depuis une trentaine d’années en France. Le rejet de toutes formes de violences : physiques, raciales, économiques, religieuses, psychologiques, sexuelles…devient une priorité éthique.

- La prise de conscience écologique : C'est la valeur la plus nouvelle et la plus largement partagée. C'est donc l'élément fédérateur qui peut déclencher des réactions militantes. En assistant aux  conséquences néfastes de la pollution, au pillage des ressources naturelles et à la destruction d’une partie des espèces animales et végétales, ces jeunes adultes ont le sentiment de la nécessité urgente d’un changement de comportement vis-à-vis de la nature. Ce sentiment que le système actuel a perdu une part de sa légitimité implique la nécessité de se positionner autrement avec l’urgence d’avoir des réflexions créatives vraiment nouvelles pour l’humanité. La méfiance des circuits de l’industrie alimentaire traditionnelle les engage vers une préférence de la filière BIO pas toujours accessible, cette filière est largement préférée dès qu'elle est abordable. Vivre avec son temps,  c'est reconnaître combien il est urgent de changer les comportements d'économie d’énergie.

Plus récemment, l’éclatement de la crise d’abord financière puis économique déclencha des mouvements d’indignation envers les corruptions, les trop grandes inégalités et les dérives de certains gouvernements. La tendance de l’argent roi semble en régression, ce qui ouvre la porte à d’autres idéaux, l’apparition d’économies équitables et solidaires est une espérance qui rompt avec l’économie cynique liée à la spéculation. Ces initiatives inédites forgent des comportements, une éthique et des valeurs inconnues jusqu'alors.

L’arrivée du numérique a modifié notre organisation et décuplé nos possibilités d’information et donne à chacun la possibilité d’être réactif et non plus passif devant une radio ou une télévision. Des liens nombreux,  des courants spontanés se créent grâce au développement des réseaux sociaux sur internet qui maintenant peuvent lancer des mouvements comme ce fut le cas dans les révolutions arabes.

Le civisme renaît sur de nouvelles bases, il n’est plus dans la culture de la grandeur de la nation mais prend son sens dans l’aide aux plus démunis, aux enfants du tiers monde, aux réfugiés, il gagne ainsi en popularité.  Au quotidien, des comportements nouveaux apparaissent, ainsi celui qui ne trie pas ses ordures pour le recyclage ou gaspille l’énergie est considéré  comme dénué de sens civique.

V) Conclusion

L’observation de certains comportements encore timides et limités à certains milieux si proche de nous, en plein essor, permet d’être optimiste. Nous commençons à voir se construire pas à pas une éthique en rupture avec la précédente sur de nombreux points. Moins de violences, moins d’idées préconçues, moins d’inhibitions mais par contre davantage de transparence et davantage de dialogues qui ouvrent des univers nouveaux.

Cette éthique intègre les éléments basiques des civilisations : grecque, romaine, orientale, extrême orientale, chinoise, en y associant les réflexions les plus actuelles. Nos contemporains construisent un système de valeurs et une éthique moins dogmatiques et largement moins fixés par la tradition. Cette évolution est plus présente au nord sous l’influence anglo-saxonne mais l'émigration, les échanges culturels, les réseaux sociaux propagent rapidement ces nouveaux comportements partout dans le monde. 

Ce « patchwork » de valeurs superposées, juxtaposées, semble permettre des moeurs moins rudes et s’active à vouloir intégrer les désirs et les contraintes de notre temps.  Cette observation amène l’optimisme bien utile par ces temps de crise tels que  nous les vivons. C’est une époque charnière et nous sortirons de cette crise bien différents de ce que nous étions auparavant.

Soyons des participants actifs de ce mouvement communément appelé « Post Moderne ». Tentons la réconciliation entre le plaisir, la maîtrise de nous-même, la solidarité et la créativité pour trouver un équilibre de vie ambitieux et prometteur.

Gérard Vignaux (mars 2013)


Bibliographie :

- Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale Monique CANTO-SPERBER (2 tomes PUF)

- La philosophie morale Monique CANTO-SPERBER et Ruwen OGIEN

- L’idéal du moi (essai sur la maladie de l’idéalité) Janine CHASSEGUET-SMIRGEL éditions universitaires

- Petit traité des grandes vertus André COMTE-SPONVILLE

- Les Héros de la sagesse Roger-Pol Droit -

Vie et mort des idéologies François DUPARC revue française de psychanalyse PUF

- Totem et tabou Sigmund FREUD Payot - L’avenir d’une illusion Sigmund FREUD PUF

- La morale sexuelle « civilisée » – dans la vie sexuelle- Sigmund FREUD PUF

- Epicure Julie GIOVACCHINI éditions belles lettres

- La guérison du monde Frédéric LENOIR Fayard

- Construire le sens de sa vie –une anthropologie des valeurs- Gérard MENDEL éditions la découverte

- Histoire de l’autorité Gérard MENDEL

- L’éthique aujourd’hui – maximalistes et minimalistes- Ruwen OGIEN Folio essais

- La morale a-t-elle un avenir Ruwen OGIEN Pleins feux

- La crise sans fin Myriam Revault d'Allones Seuil

- Questions d’éthique contemporaine sous la direction de Ludivine THIAW-PO-UNE

- Maladie de l’idéalité Janine CHASSEGUET-SMIRGEL éditions universitaires