Principes, fondement, conditions et enjeux d'une éthique contemporaine : la solidarité comme principe d'autonomie, entre liberté et déterminismes - éthique contre morale : le problème de l'aliénation et la religion contemporaine


L'humanité doit faire face aujourd'hui au plus grand défi moral auquel elle ait jamais été confrontée, dit K.0. Apel : depuis les origines de l'Homme, l'homo-sapiens court après l'homo-faber, et les développements exponentiels de la technique ne sont plus régulés par une éthique dont le déploiement souffre d'un profond retard à l'égard des autres domaines de la connaissance humaine. Il en résulte que la technologie est mise au service de l'exploitation de l'homme par l'homme, au service des puissants, alors qu'elle pourrait être instrument d'émancipation au service des classes populaires et des populations défavorisées, ici comme ailleurs.

Partout, et de plus en plus, l'exigence de justice se fait criante. Justice civile, juridique, mais aussi justice sociale. Justice institutionnelle, politique et économique, mais encore justice dans les rapports interindividuels quotidiens. La morale du « chacun pour soi, tous contre tous » et de la course effrénée au profit, l'immodération des désirs prônée par l'idéologie néolibérale, le culte de la puissance et de la non-maîtrise de soi, freinent le développement de l'autonomie individuelle et collective qui seule permet l'émergence de la réflexion et de la conduite éthique.

A l'heure où les comportements inciviques se multiplient à tous les niveaux de la société, et où il apparaît de plus en plus que les fondements mêmes de nos rapports économiques et sociaux vont dans le sens du conflit généralisé et de l'égoïsme narcissique et pervers, du « tout pour soi, contre les autres », la question de l'éthique n'a jamais paru aussi cruciale. Cette question est plurielle : Quelle est la source de la norme ? Quelle est sa forme ? Quel est son contenu ? Quel est son champ d'application ? Quelles raisons avons-nous d'adopter une conduite éthique ? Enfin, comment appliquer les principes de l'éthique dans les sociétés historiquement déterminées qui sont les nôtres, et quels sont les obstacles à surmonter pour y parvenir ? Tels sont les enjeux du problème auquel nous essaierons d'apporter quelques éléments de réponse, notamment en revenant sur la distinction essentielle entre la morale répressive historiquement déterminée et la réflexion éthique sur les normes de la coexistence.

 
Nous verrons quelles réponses peut apporter la notion kantienne d'autonomie à la question de l'agir libre avec les autres dans un monde déterminé, mais aussi comment, après les vives critiques qui lui ont été portées par les sciences humaines et sociales et la philosophie contemporaine, comprendre la loi d'autonomie, non plus comme principe négatif de respect mais comme norme positive de solidarité, et quelles répercussions cela devra avoir dans les domaines juridique, politique et économique.

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 Au fondement d'une éthique humaniste : l'autonomie entre liberté et déterminismes

 Depuis la révolution copernicienne qui vit à la Renaissance la philosophie, et avec elle les domaines de la moralité mais encore juridique et politique, s'émanciper de la théologie, s'est fait jour l'affirmation des libertés individuelles contre l'Absolutisme d'inspiration théologique et la soumission de l'Homme, des individus et des peuples aux dogmes religieux et aux idoles que mettait en avant la métaphysique classique des choses.

 

 A/ La propriété de soi lockéenne ou la source individualiste de la norme

Les libéraux issus de cette nouvelle tradition humaniste fondent à la suite de Kant et Locke la moralité, le politique et l'ordre juridique sur l'humain seul, et suivant le contractualisme né avec l'individualisme hobbesien, mais surtout développé dans une optique libérale et démocratique par John Locke, posent l'association interindividuelle comme constituant la seule source de la norme qui procède alors d'une convention sociale devant servir l'intérêt de tous, un accord librement consenti par les individus s'érigeant en citoyens. L'individu reconnu comme souverain quant à sa vie propre devient alors le fondement du droit, de l'institution et de la norme morale. Locke affirme que la conscience de soi est fondamentalement appropriante : capacité de rapporter à soi-même son action qui rend l'agent responsable de lui-même en tant qu'il l'est de ses actes. Le divers de l'expérience est rassemblé par la conscience sous l'unité du flux mémoriel qui fonde ma personnalité comme sujet individuel. Kant suivra une voie similaire : la conscience est cette faculté de rassemblement sous l'unité personnelle du divers de l'expérience qui fait du sujet un individu libre en tant qu'il est responsable de sa propre action, devant lui-même comme devant autrui.

La propriété de soi, l'autonomie subjective, est alors considérée par Locke comme une faculté inaliénable que la nature a donné à l'Homme et que l'institution a pour fonction de préserver, garantissant les droits fondamentaux qu'elle induit, qui en sont l'émanation : le droit à la vie (à la sécurité), à la liberté de croyance et d'expression, ainsi qu'à la libre disposition de sa personne, donc de son activité et ainsi de fruits de son activité. D'autres font découler ces droits du seul contrat social, l'institution n'ayant pas alors pour fonction de préserver des droits naturels découlant de notre humanité, mais instituant l'autonomie comme faculté mutuellement reconnue par les contractants. Pour autant, un tel contrat suppose déjà une forme d'autonomie : il faut pour que les agents contractent en vue de leur intérêt propre qu'ils en aient déjà la capacité, qu'ils puissent faire des choix qui soient bien les leurs en propre.

 Ces droits se doublent de devoirs : la loi naturelle inscrite dans le cœur de tout homme le somme de protéger sa vie propre (Locke reconnaît ainsi l'instinct de conservation), mais encore de veiller à la sauvegarde de l'espèce humaine et de la société (en cela, Locke anticipe les réflexions contemporaines sur les fondements biologiques des sociétés et l'instinct de conservation de l'espèce) : la survie de chacun apparaît en effet liée à celle de tous en tant que le collectif préserve la sécurité de l'individu, et que la société forme le sujet qui s'y inscrit et en un certain sens en dépend. L'individu doit veiller à la préservation de son milieu, de son environnement social, mais a le droit de résister lorsque l'organisation collective menace ses libertés propres. Nous verrons comment penser cette articulation de l'individuel et du collectif à travers le lien social comme relation d'interdépendance et de co-formation des sujets et des communautés.

La notion lockéenne de propriété de soi, comme responsabilité et autonomie, prend alors une signification morale. Voyons avec Kant comment penser cette dimension morale de l'autonomie individuelle. Le philosophe critique pose en effet ce concept d'autonomie, comme synthèse de la liberté et des déterminismes du sujet, en en faisant la norme même de la moralité et le fondement du droit, et ainsi du politique dans un cadre humaniste qui veut s'extirper de la métaphysique.

 B/ l'autonomie kantienne comme norme morale

Kant entend dépasser l'antagonisme entre les dogmatismes matérialiste, idéaliste et sceptique, prenant acte des limites que ce dernier, renouvelé par la réflexion de David Hume, impose aux élans de la raison : celle-ci ne peut sortir du cadre de l'expérience subjective tel que le délimite notre constitution phénoménologique (physique – humaine, et psychologique, donc aussi culturelle). Pourtant, l'Homme possède une propension à questionner ce qui se trouve au delà de cette limite. Le risque est celui de l'égarement dans le délire métaphysique, de la croyance en des idoles dont on prétendrait tirer des lois morales. Le délire se caractérise comme un raisonnement valide, l'articulation cohérente de propositions, dont les prémisses ne sont en revanche fondées ni en raison ni empiriquement, sur l'expérience. Il en est ainsi des systèmes métaphysiques qui reposent sur des « choses en soi » présupposées, les idoles. Pourtant, Wittgenstein nous met en garde contre l'illusion métaphysique : de telles propositions n'ont tout simplement aucun sens, ne sont ni vraies ni fausses car non-vérifiables, reposant sur la foi subjective, donc non-partageables et ne pouvant fonder la moralité ou le droit. Une proposition telle « Dieu est bon » ne peut posséder de conditions de vérité que si l'on s'entend au préalable sur le concept de Dieu, or celui-ci ne renvoie pas à une expérience reproductible qui pourrait en fixer le sens commun et permettre de le discuter : « sur ce dont on ne peut rien dire, il convient de se taire » dit-il. Pour Heidegger, le monde en soi est Absence : pour nous, l'objectivité est toujours absente, mais le monde se présentifie subjectivement, perdant alors ses caractéristiques en soi, ce qui le caractérisait comme Absence antérieurement à cette rencontre pour gagner les caractères propres à la phénoménalité matérielle. La chose perçue ne renvoie pas à une chose en soi mais est co-formée par notre propre nature, notre subjectivité, et le monde en soi n'est pas perceptible tel quel mais comme structure de représentations subjectives. Nous ne pouvons donc décrire le monde tel qu'il est mais uniquement tel qu'il se présente à nous, à soi-même subjectivement, ou ainsi que le fait la science tel que notre constitution physique et culturelle-historique nous permet de le modéliser de manière intersubjective. L'on ne saurait dès-lors tirer des normes de prétendues choses en soi ou entités métaphysiques. Mais si le champ de la connaissance doit être circonscrit à l'expérience intramondaine, humaine, subjective ou intersubjective, quelle source donner alors à la moralité ? Jusqu'ici, la norme était dérivée de la métaphysique et des objets en soi qu'elle posait comme l'absolu transcendantal. Pour Kant, ces normes doivent être dérivées du cadre a priori de l'expérience, de la structure de la rationalité qui est ce que partagent tous les hommes. La morale devra renvoyer à l'ontologie, la moralité à la nature humaine. Il est en effet possible selon lui de dire quelque chose de l'essence de l'Homme. S'inscrivant dans la tradition du cogito – « Je pense donc je suis » – ouverte par Descartes, Kant va découvrir cette essence en la personne de la liberté, à en remontant à elle à partir de ses manifestations : les structures du raisonnement – avec le cogito théorique cartésien, la pensée remontant à ses conditions de possibilité met au jour sa propre essence ; avec Kant, le cogito amorce sa conversion de la théorie à la pratique, s'énonçant sous la forme « je suis libre donc je dois ». Contrairement à Hume, Kant ne veut pas porter un coup fatal à la métaphysique mais à l'inverse la sauver en en restreignant le champ, en lui assignant un domaine propre. Le savoir est plus vaste que le connaître, nous dit-il, et si l'Homme ne peut jamais connaître que des phénomènes, les objets tels qu'ils se présentent à lui déjà formés, altérés par sa propre constitution psycho-physiologique, les structures de la perception et de la représentation, il doit pourtant être possible de savoir quelque chose du monde en soi, non de le connaître analytiquement mais néanmoins d'en dire quelque chose de pertinent. Kant entend démontrer que nous pouvons savoir quelque chose du monde en tant que nous pouvons poser l'existence de certaines choses en soi. Ainsi, l'essence de l'Homme se conçoit comme Liberté ou fin en soi : ce qui est à soi-même sa propre finalité, son propre but. Cette position sera vigoureusement critiquée par Fichte, qui se voulant plus kantien que Kant remarque que si toute chose ne se donne jamais que par et pour le Moi, de manière subjective, alors il faut dire qu'il n'y a pas de chose en soi. Néanmoins, nous allons voir que Fichte ne conteste pas que l'on puisse dire quelque chose de l'ontologie de l'Homme, de son essence ou de son Être ; mais l'Homme ne sera plus conçu sous le rapport de la choséité matérielle, mais bien plutôt comme structure agissante ou structure d'action, de l'acte qu'il constitue en relation avec le monde. Pourquoi ce détour par l'ontologie ? Parce que nous verrons que la morale kantienne échoue sous sa forme traditionnelle à fonder la moralité. Par ailleurs, la rupture progressive de la philosophie morale avec la métaphysique des choses, qui conduit à ne plus penser le sujet comme une chose pensante ainsi que le fait Descartes, mais comme un acte, une relation au monde et à l'autre codéterminée, permet l'émergence d'une pensée humaniste dégagée des dogmes religieux, des idées reçues, des présuppositions culturelles d'un Bien et d'un Mal absolus posés par une pensée délirante. Nous allons voir comment émerge peu à peu entre la modernité et l'époque contemporaine une éthique de l'Homme fondée sur notre existence commune et notre tendance à l'autonomie plutôt que sur l'idée d'une divinité. Nous verrons encore que l'idole a la peau dure.

Kant entend avec sa distinction du noumène – la chose en soi, inconnaissable mais dont on pourrait selon lui parfois savoir l'essence (poser qu'elle est) – et du phénomène – la chose telle qu'elle se donne pour nous, de manière subjective – réconcilier les dogmatismes idéalistes et matérialistes, et le scepticisme en intégrant ce dernier comme moment critique permettant la synthèse des deux premières théories : s'il est impossible de caractériser analytiquement la chose en soi, celle-ci se présente à nous comme phénomène et le monde perçu (matériel et donc déterminé) n'est donc ni le monde en soi comme le pense le matérialiste, ni un rêve issu de la seule imagination de l'Homme comme le supposait l'idéaliste dogmatique. Ce faisant, Kant réconciliera également les tenants du libre-arbitre et les partisans de thèses déterministes, en posant un sujet critique ou transcendantal, à la fois sujet empirique déterminé et volonté libre (fin en soi). Fichte poursuivra cette réinterprétation pratique du cogito cartésien en montrant comment le Moi transcendantal déduit son existence et celle d'autrui à partir du sentiment que lui procure sa rencontre avec un monde inconnaissable en soi mais dont il peut faire l'expérience subjective et dont la rencontre détermine toutes ses expériences. Si le monde n'est pas un monde de choses en soi dont l'essence pourrait être connue, l'on peut néanmoins dire quelque chose de l'être de l'Homme. Mais le sujet alors ne sera plus une chose pensante ainsi que le voulaient Descartes et Kant, mais un acte, puis avec Heidegger une histoire qui a à s'écrire comme structure de sa propre action dans le monde et parmi autrui. Avec Descartes, la pensée déduisait le Moi comme sa condition de possibilité ; à partir de Kant, la moralité se déduit de la liberté comme sa condition, dès-lors que celle-ci se comprend comme autonomie – avec Fichte, la liberté, le monde et l'autre (et finaement l'éthique) se déduisent de l'action comme choc ou rencontre de la volonté et de ce qui à la fois la permet et la limite : l'environnement. A partir de la théorie kantienne de l'autonomie et des critiques que lui porte la phénoménologie, va pouvoir se déployer une éthique de l'Homme comme être-au-monde, relation à l'autre ayant à assumer tant sa liberté que ses déterminismes.

Car si le sujet possède une volonté libre, il n'est pas pour autant un pur esprit isolé, séparé du monde et d'autrui, mais bel et bien également un animal sensible inscrit dans un monde qu'il détermine et qui le détermine en retour. Comment une telle synthèse d'une volonté essentiellement libre et d'une sensibilité déterminée est-elle possible ?

Si l'Homme est libre et déterminé, c'est que sa liberté peut s'exprimer dans le monde déterminé de l'expérience matérielle sous certaines conditions elles-mêmes déterminées. Le sujet, comme esprit ou volonté, comme liberté, constitue à lui-même sa propre finalité : il est une fin en soi, membre comme tel d'un règne des fins qui constitue la communauté des êtres rationnels pensés sous ce rapport particulier ; comme être inscrit dans un environnement sensible déterminé et déterminant, il est soumis à des instincts naturels comme à des passions socialement déterminées. Mais le sujet, ajoute Kant, pensé sous ce double rapport d'un règne des fins ou libertés et d'une mondanéité sensible, d'une appartenance au monde déterminé, doit alors posséder du fait de sa raison et de la liberté de sa volonté une capacité appropriante – sa conscience, pour reprendre l'idée lockéenne – par laquelle il est alors capable de dépasser ses instincts animaux pour édicter sa norme. Fichte ne dira pas autre chose : l'essence de l'Homme est une liberté, qui rencontre le monde et les autres libertés dans l'action sensible (déterminée), dans le déploiement sensible des apparences. Si l'on ne peut décrire le monde en soi sous le mode de la choséité matérielle, l'on peut néanmoins décrire l'essence de l'Homme comme une liberté, et cette liberté ne peut s'exprimer qu'en s'intégrant dans les rapports déterminés de la matérialité phénoménale, des apparences sensibles. Cette immersion de la liberté dans la matérialité déterminé, ce double rapport sous lequel se conçoit l'Homme, comme essence – liberté – et comme inscription de l'essence dans le monde déterminé de la sensibilité, doit pour Kant se comprendre comme la saisie par la liberté de ses déterminités, l'édiction de règles de la volonté à laquelle cette dernière soumet son action déterminée. Ainsi, si la poursuite du bonheur et des plaisirs est d'abord déterminée, la volonté libre peut édicter des principes, qui sont des normes morales, qui fixent les modalités selon lesquelles elle poursuit cette quête, la rendant compatible avec le monde et les autres libertés.

C'est dire que pour un sujet déterminé, sensible, être libre ne signifie pas autre chose qu'être auto-nome : édicter et suivre soi-même sa propre loi, sans laquelle l'individu demeurerait soumis à ses pulsions sensibles, à ses déterminismes : il lui faut pour affirmer sa liberté et la poser dans le monde déterminé soumettre à sa propre norme, sans les nier pour autant mais en les assumant, ses propres déterminismes, se rendre responsable de son action en édictant des règles qui contraindront son action selon sa volonté rationnelle, rationaliseront son agir, réguleront ses passions. Être libre dans le monde déterminé que nous partageons signifie : soumettre ses passions déterminées à la loi de sa volonté propre, et ainsi pour Kant se soumettre soi-même en tant qu'animal sensible à la loi de sa propre volonté par la rationalisation de son action – être libre dans le monde déterminé n'est possible qu'en se constituant comme agent autonome et ainsi comme sujet moral : qui prend de lui-même la responsabilité de ses actes.

 Être libre pour un agent déterminé, au sens donc de l'autonomie, ne signifie rien d'autre que se soumettre soi-même à sa propre loi. C'est le sens de l'auto-nomos. 0r dire que la volonté soumet son action particulière à l'universalité de sa norme n'est rien dire d'autre que la maxime de l'action, la forme de l'acte singulier, doit pouvoir s'établir comme une loi universelle. Le propre de la loi, de la norme, est en effet sa régularité : si la maxime de l'action particulière est eindex.phplle-même singulière, se faisant loi elle prétend à l'universalité. Le sujet autonome est alors celui qui soumet son action particulière à l'universalité des principes édictés par sa raison.

 0r, que signifie que la maxime de l'acte doit pouvoir s'établir comme une législation universelle, sinon que l'agent se voulant autonome doit toujours agir de telle sorte que toute l'humanité puisse agir de la sorte sans contredire le principe de sa propre action ? C'est à dire que le sujet ne peut être autonome qu'en agissant de telle sorte que tout homme puisse en faire autant : il s'agit d'éviter la contradiction performative, la contradiction entre le principe qui guide l'action individuelle et ses conditions de possibilité pour l'humanité. L'agent pour ne pas contredire son autonomie doit adopter des principes d'action compatibles avec l'humanité et le monde qui constitue son environnement : une action qui ne pourrait être réalisée par tous sans se nier elle-même contredit son propre principe et ne saurait ainsi constituer une norme pour le sujet, car le sujet agit ainsi d'une manière telle qu'il contredit la possibilité même d'agir comme tel : que tous fassent de même et les conditions de son action seront annihilées.

 L'autonomie est alors identifiée par Kant à la norme du respect qui engage l'agent à « toujours traiter l'humanité aussi bien dans sa personne que dans celle de tout autre comme une fin en soi ». Il s'agit de prendre acte de l'identification de toute liberté à une fin en soi et d'agir conformément à l'inscription de l'agent dans un tel règne des fins. Agir contre ce principe constitue en effet une contradiction performative dans la mesure où cela rendrait impossible toute vie en commun et ainsi toute action parmi les autres. Le sujet ne peut agir de lui-même qu'en tant qu'il est membre d'une communauté d'agents rationnels, ce qui l'engage au respect d'une telle communauté morale.

Pour Kant, la moralité procède ainsi entièrement de l'ordre de la rationalité : la morale se déduit comme norme d'autonomie ou respect sans que le sentiment ni l'expérience n'interviennent : la moralité, comme l'autonomie, est a priori, immédiate, non empirique. Le fait que la norme rationnelle de la moralité puisse mobiliser au respect demeure alors un mystère : Rousseau en effet remarquait avec justesse que la raison n'est pas en elle-même motrice mais calcule des moyens en vue de fins données par l'affectivité, ce que confirmera la théorie pulsionnelle psychanalytique. Le désir est de l'ordre du sentiment, et peut être médiatisé par la raison. Contre Kant, il nous faut donc postuler une raison affective d'assumer le règne des fins, de respecter autrui : la raison ne tourne pas à vide mais nous pousse au respect de l'autre en médiatisant un désir pour nous-mêmes. Ce sera la théorie que développera J. S. Mill : le respect de l'autre doit procéder, pour que l'on y soit poussé, d'un amour de la justice qui procède lui-même de la médiatisation par la raison d'un intérêt personnel, d'un affect égoïste.

En outre la morale kantienne, comme la théorie juridico-politique de Locke, ne vaut que pour des individus d'emblée autonomes : la propriété de soi lockéenne est innée et inaliénable ; l'agent kantien libre et déterminé est d'emblée autonome et donc responsable de ses actes. Il n'y a nulle place dans cette double réflexion pour une pensée de l'aliénation comme déficience du sujet en son autonomie. Le sujet kantien est un agent moral soumis au devoir, à l'impératif catégorique de la moralité, tout en ayant toujours le choix de refuser de s'y soumettre. Kant rejoint ainsi Aristote : le mal n'est jamais commis que volontairement, contre l'idée socratique d'un mal toujours involontaire, acratique : commis par ignorance.

Pourtant, reconnaître que l'agent peut agir contre le principe de sa propre autonomie ne doit il pas nous amener à considérer qu'il lui est possible de rejeter son autonomie, ou que celle-ci peut ne pas être réalisée ? Dire que le sujet a agi contre sa propre autonomie, n'est-ce pas reconnaître qu'il n'a pas agi de lui-même mais était d'une certaine manière qu'il nous reste à déterminé, aliéné ? Que sa liberté ou sa volonté a échoué à se frayer un chemin parmi ses déterminismes, à se les approprier, mais que l'agent n'était pas propriétaire de lui-même mais était purement déterminé ? L'agent immoral n'est-il pas celui qui ne parvient pas à se constituer en sujet autonome, à faire le choix d'une norme d'action compatible avec son libre-arbitre ? C'est ce que nous allons voir.

L'autonomie a posteriori : la construction du sujet critique ou citoyen, ou la constitution de l'agent moral

L'époque contemporaine a vu s'élever de vives critiques d'une telle notion d'autonomie comme synthèse a priori de la liberté et des déterminismes du sujet, comme faculté innée et inaliénable. Marx a mis a jour les structures socio-historiques de l'aliénation et la constitution socialement déterminée de la volonté subjective contre l'illusion d'une autonomie libérale présupposée mais qui selon le penseur du communisme demeure purement formelle, abstraite, fictive dans les sociétés matériellement déterminées comme rapports de forces économiques.

De même la critique phénoménologique (Fichte, Heidegger), prolongeant celle de Kant, récuse la fiction d'un sujet autonome au sens d'un désengagement, mettant en avant l'appartenance de l'agent à son environnement qui en forme la personnalité. La psychanalyse critique de la même manière « l'illusion subjectiviste » dénoncée également par les postmodernes, mettant au jour les structures psychosociales de la psyché, déterminant la pensée et l'action, et déterminées par l'environnement, l'histoire personnelle de celui que l'on hésite de plus en plus à qualifier de « sujet ».

Du débat qui opposa libéraux et communautariens afin de savoir si le sujet est d'emblée autonome (désengagé : position libérale) ou pris dans des appartenances, notamment communautaires, qui le déterminent malgré lui (engagé : position communautarienne) émerge finalement la synthèse suivante, qui prolonge et dépasse la réflexion kantienne : le sujet apparaît comme étant d'abord ancré dans des déterminités (croyances, situation sociale...) qu'il peut, pour certaines et sous certaines conditions, réviser, ce qui lui confère une certaine mobilité à partir de la possibilité d'un arrachement au moins partiel à sa communauté d'origine (ou du choix de s'y maintenir) – ainsi émerge encore la possibilité de la nouveauté par la recombinaison originale d'éléments empruntés à des communautés diverses. Cela rejoint l'idée de Fichte et Heidegger, qui entendent eux aussi prolonger la synthèse kantienne, selon laquelle le sujet est originairement codéterminé par des facteurs environnementaux qui composent son Histoire, d'une codétermination à laquelle il peut toutefois participer, qu'il a à approprier : l'autonomie apparaît ainsi comme la possibilité qui peut et doit être laissée à l'agent d'orienter sa vie propre et de construire son identité en se saisissant de ses déterminismes (économiques, psychologiques, sociologiques...) par la réflexion et la connaissance de soi. Il lui est dès-lors possible de faire en matière de normes des choix qui soient authentiquement les siens, pour autant que l'on lui laisse suivre sa volonté propre en son action, et qu'il dispose des conditions matérielles nécessaires et suffisantes pour ce faire, en premier lieu d'une liberté dont il puisse disposer. Nous verrons en effet qu'il existe certaines conditions matérielles et spirituelles, économiques, juridiques, intellectuelles, psychologiques et sociologiques, à l'émergence du libre-arbitre.

Ces critiques du sujet libéral doivent-elles alors nous amener à abandonner notre notion d'autonomie ? Nous voyons qu'il n'en est rien. Kant ne nie pas l'existence des déterminismes mais au contraire pense l'autonomie comme le concept synthétique qui assume à la fois la liberté et les déterminités du sujet. Les critiques du sujet autonome a priori devraient alors nous amener non à nier la possibilité même d'une telle autonomie, mais à repenser celle-ci comme une faculté acquise et toujours précaire, a posteriori, à développer et à protéger. Nous verrons quelles conséquences cela aura pour la fondation d'une norme de la moralité, la réinterprétation de la norme du respect.

A – Être soi-même, agir soi-même : l'autonomie comme norme du bonheur ou de l'authenticité

Épicuriens et stoïciens s'accordent sur la nécessité de la connaissance de soi pour la visée du bonheur, et sur la notion d'harmonie ou d'équilibre comme condition de la vie heureuse. Pour les Anciens, le Bien est conçu comme Justice, harmonie : équilibre tant intérieur qu'extérieur qui favorise la vie heureuse. Le Bien est alors avant tout bonheur, qui est indissociable de la vertu comme pratique de l'action juste. C'est ce qui distingue l'éthique de la morale : si la première met en avant la nécessité de la justice comme vivre-ensemble en harmonie pour le bonheur individuel, la seconde ne subordonne pas sa norme à une telle visée du bonheur, mais sur une idée du Bien reposant sur une conception métaphysique d'une chose en soi arbitrairement posée par la foi, ainsi l'idée de Dieu. Kant développe ainsi une morale : son impératif est catégorique, inconditionnel – tout individu a à se conformer à la loi morale indépendamment de toute autre considération, des fins qu'il vise, alors même que Kant échoue à expliquer que ce devoir puisse contraindre à y répondre. Pour autant, le philosophe met en garde contre le fanatisme moral consistant à confondre l'être humain avec le saint : il ne s'agit pas de rompre avec la visée du bonheur, qui caractérise tout être humain, mais bien d'accorder une telle visée au devoir de respect, à l'impératif catégorique. Heidegger dira qu'il faut accorder le vouloir-être et le pouvoir-être. Pour Kant, la visée du bonheur ne doit être abandonnée, mais subordonnée, conformée aux impératifs de la moralité, aux principes moraux. C'est en ce sens seul que l'on peut parler de devoir : tout homme cherche à être heureux, et tous ont le devoir – qu'ils peuvent rejeter – de conformer cette quête aux normes du vivre-ensemble qui caractérisent le règne des fins, la communauté humaine, morale. Mais Kant échoue à expliquer par quel mystère le concept du respect peut nous mobiliser à la conduite morale. L'« énigme du respect » demeure irrésolue. Kant doit alors s'appuyer sur la foi, l'idée de Dieu et celle selon laquelle la moralité sera récompensée dans la vie suivant la mort. Si le philosophe des trois Critiques met au jour la forme de la norme morale, comme concept d'autonomie, il échoue à en dégager les aspects qui en fondent l'efficience, faute de prendre en compte la sensibilité et de comprendre suffisamment ce concept d'Auto-nomos – manque l'affect au cœur de cette faculté qui meut au respect que la déduction kantienne mettait au jour : ce pourquoi nous voulons agir de manière autonome et donc respecter autrui.

La solution au problème kantien – l'effectivité de la norme dans le domaine pratique – ne devrait-elle pas alors résider en la substitution à une morale transcendantale d'une éthique qui reconnaît l'intérêt de cette norme pour la visée du bonheur personnel ? Les épicuriens se distinguent des hédonistes, qui ne visent que la satisfaction de tout désir dans chacune de leurs actions, par une telle notion de bonheur, qu'ils distinguent du plaisir : si ce dernier est un moment de contentement d'une intensité et d'une durée variables, le bonheur est un état d'accord de soi avec soi-même dans lequel le sujet trouve son identité propre. Certains plaisirs en effet s'accordent mieux que d'autres avec le sujet ; certains amènenent parfois un déplaisir plus grand ultérieur, et sont donc à éviter. Il y a une économie des plaisirs, des peines et des désirs, qu'il convient de maîtriser. C'est à dire qu'il convient de rationaliser les désirs, de viser les plaisirs qui concourent effectivement à notre bonheur, ce en quoi les épicuriens rejoignent les stoïciens.

« Connais-toi toi-même » dit Socrate, qui demeure dans une perspective éthique : la connaissance de soi permet l'accord de son action avec son environnement, avec le monde, la société et autrui, accord nécessaire à une vie heureuse. Aristote partage ce point de vue qui lui fait identifier l'homme heureux, le sage, avec l'homme de bien, le bon ou le juste – l'agent moral, responsable (prudent, la prudence étant concernant l'action la vertu première pour Aristote). Comment en effet être heureux lorsque notre vie se caractérise comme conflictuelle ? Pour les stoïciens, l'individu ne saurait se penser isolément mais constitue un système en interaction avec d'autres systèmes, composé de systèmes plus petits et s'inscrivant dans des systèmes plus vastes. Ces relations d'interdépendances lient alors équilibres locaux et global, l'équilibre d'un système concourant à celui de tous les autres et le déséquilibre de l'un nuisant à chacun des autres.

 
B – L'autonomie comme norme du contrat social et fondement de l'agir libre dans le monde

Hobbes de même fera de la recherche du bonheur le fondement du social, du droit et du politique : l'homme en conflit avec autrui ne peut être heureux car il ne saurait être libre mais demeure, privé de sécurité, soumis aux déterminités du rapport de forces. Il s'agit alors de sécuriser son environnement en vue de pouvoir exercer sa liberté. A l'état de nature en effet, tout homme n'est mû que par la recherche du plaisir et l'instinct de conservation, lesquels entrent alors en conflit du fait que la concurrence pour les biens terrestres (les ressources étant limitées alors que le désir est infini, se reportant sur un nouvel objet dès-lors qu'il est momentanément satisfait) entraîne une « guerre » de tous contre tous. Chacun pouvant être tué par un plus fort ou l'alliance de plus faibles, se trouve alors en une situation insupportable de tension entre son droit naturel de tout mettre en œuvre pour se satisfaire et la loi naturelle qui lui prescrit de se sauvegarder. La raison peut et doit résoudre ce conflit en instituant le pacte social par lequel les individus transfèrent chacun une parcelle de sa liberté à un souverain qui détient dès-lors le monopole de la violence légitime et assure la sécurité de tous en contraignant par la force au respect de la loi. La morale hobbesienne, individualiste et calculatrice, est radicalement politique et introduit dans ce domaine l'intuition de la notion d'autonomie.

Chez Hobbes cependant, l'autonomie n'est qu'un moment durant lequel prenant conscience de sa condition l'individu peut faire le choix de l'association, du pacte social, plutôt que de la guerre. Mais cette autonomie sitôt reconnue est abandonnée, les individus remettant leur souveraineté au monarque. Hobbes demeure dans un cadre absolutiste que critiquera Locke, lequel mettra en avant la propriété de soi pour défendre une auto-organisation de la société civile, la démocratie.

Rousseau oppose quant à lui à Hobbes l'idée d'une socialité naturelle de l'être humain : l'amour de soi est expansif, se déploie dans la vie en commun comme pitié (compassion) qui nous attache au bien d'autrui. Adam Smith poursuivra cette idée que nous développerons également, cherchant à comprendre comment et pourquoi une telle socialité est possible. Cette question, nous le verrons, rejoint celle de Socrate : comment est possible la connaissance ou la compréhension de soi ? Nous verrons en effet que c'est bien une telle compréhension de soi comme être-au-monde constitutivement ouvert ou lié aux autres, qui devra nous fournir la clé d'une compréhension de l'éthique. Car si l'Homme est sociable, si la socialité lui est agréable voire nécessaire, c'est qu'en un sens qu'il nous faudra découvrir et qui dépasse l'intérêt immédiat particulier, il a intérêt, est attaché à une telle socialité et donc à l'éthique.

Comment un individu souverain peut-il se constituer à partir de l'aliénation à laquelle il se trouve constitutivement soumis ? Comment le sujet peut-il s'approprier à lui-même, se rendre ainsi que le voulait Locke réellement propriétaire de lui-même ? Cette question est celle de la moralité dans une perspective éthique, et celle qui doit fonder la réflexion juridique et politique, sur le vivre-ensemble : comment, à partir de sa propre étrang(èr)eté, l'Homme peut-il se rendre devant lui-même ainsi qu'autrui responsable de ses actes, de lui-même, se constituer en agent moral, en sujet critique ou citoyen ?

C – La constitution critique de l'autonomie – l'Autre fondement de moi-même

Mais tout d'abord, que voulons-nous signifier lorsque nous disons que le sujet est originairement étrange(r) à lui-même, que « je est un autre » ? C'est ce que nous allons à présent tenter d'expliquer, tout en précisant en quoi cette question est fondamentalement celle de l'éthique en tant qu'elle pose le problème de l'appropriation de soi comme constitution de la responsabilité, de la moralité et de la citoyenneté, conditions de la coexistence pacifique, de l'association, du fondement du social.

Comment en effet penser un contrat social, une norme du respect mutuel entre individus soumis sans recul possible à leurs déterminismes ? Nous montrerons que la réponse à cette question se trouve contenue dans cette affirmation selon laquelle l'autonomie d'autrui est nécessaire pour qu'une norme garantisse la mienne propre, et par delà pour que je puisse moi-même m'approprier comme sujet autonome et donc responsable.

L'autonomie n'est pas une faculté innée mais un rapport au monde construit et précaire. 0r si l'autonomie demeure ainsi à construire, et toujours fragile, l'impératif kantien du respect devient un devoir de solidarité, un impératif non catégorique (inconditionnel) mais hypothétique, reposant sur la nécessité pour la constitution de ma propre autonomie de reconnaître et soutenir celle de tout autre : il s'agira de se rendre attentif aux fragilités d'autrui et d'accompagner sans domination, sans verser dans le paternalisme, la construction de sa subjectivité autonome. C'est à dire qu'il faudra considérer toute conscience comme autonome en droit, tout en prenant en compte les obstacles à sa constitution en fait.

L'éthique libérale fondée sur une autonomie innée et inaliénable n'est plus soutenable au vu des développements contemporains de la philosophie et des sciences humaines et sociales. Il n'est plus possible de feindre que respecter l'autonomie de ceux qui la possèdent déjà, donc des puissants suffit alors qu'une large part de la population qui peine quant à elle à développer la sienne propre est ignorée, marginalisée. Par ailleurs, l'idéologie néolibérale prétendant à partir de prémisses métaphysiques, religieuses, l'autorégulation du Marché et défendant l'idée selon laquelle les agents ne doivent pas tenir compte des préférences d'autrui, le Marché seul réalisant la moralité, retire aux individus leur responsabilité, leur confisque leur autonomie en instituant sa propre hétéro-norme sur tous les domaines de la vie. La satisfaction immédiate par la surconsommation – un désastre éthique, social, économique et écologique – de désirs créés de toute pièce par les publicitaires et autres marchands de rêves, s'oppose à une politique sociale et éducative de soutien au développement de l'autonomie individuelle qui est la condition même d'un vivre-ensemble juste et pacifié.

Qu'est-ce que la liberté, sinon la capacité dont dispose le sujet en vue de réaliser son action, c'est à dire les possibilités que ses facultés et le contexte environnemental lui permettent ? Pour Hobbes, la liberté est ainsi puissance d'action, ce qui correspond comme le relève Philip Pettit à la quantité et la diversité des possibilités qui s'offrent à l'agent. Certes les plus démunis et les plus précaires, dans les pays en voie de développement comme dans nos sociétés, souffrent alors d'un déficit de liberté. Mais la seule possession de telles possibilités d'action n'est pas elle-même suffisante dès-lors que l'agent ne peut en disposer selon sa volonté propre, réfléchie, de manière responsable : à partir de la liberté comme ouverture des possibles, et d'une reconnaissance des déterminations qui les assume, doit émerger l'autonomie comme faculté de disposer soi-même de tels possibles, c'est à dire comme non-domination – que l'agent ne soit sous l'emprise, ni de la domination d'autrui, ni de ses propres déterminations qu'il lui faut approprier : qu'il échappe dans une certaine mesure à son aliénation.

Le sujet propriétaire en droit de lui-même, de sa personne propre et donc de son activité et de ses fruits, a à s'approprier à lui-même en fait, à s'arracher à une aliénation qui lui est constitutive. La sociologie, les découvertes en psychiatrie, psychologie, psychanalyse, les développements de la phénoménologie et de la philosophie postmoderne, nous révèlent ce fait que la construction de l'identité doit s'assumer à partir d'une altérité constitutive du sujet. L'individu se construit à partir de l'observation et de l'imitation d'autrui, à partir du regard de l'autre, du partage de représentations de l'Homme et du monde avec sa communauté d'origine, avant que ne puisse se développer la réflexion critique qui fournit la possibilité d'un certain recul sur ses appartenances, et partant d'un désengagement toujours partiel, d'une certaine mobilité entre les communautés d'où émerge également la possibilité de la nouveauté à partir du brassage multiculturel de l'ancien. La diversité apparaît ainsi comme vecteur de progrès, dès-lors que les agents sont capables de discussion, de recul, possèdent une certaine autonomie. Mais comment peut se développer une telle faculté de distanciation, de critique de soi, sinon par la réflexivité que précisément m'apporte l'autre par le langage, la réflexion de mon action et le décalage du point de vue ? Véritablement, autrui me fait moi-même et me rend du même coup capable de m'approprier, de comprendre et critiquer mes déterminités. Et si les déterminations du sujet sont originairement inconscientes, comme le montre la psychanalyse, on comprend que Ricoeur puisse parler de « soi-même comme un autre » en ce que l'identité personnelle contient une altérité qui lui est constitutive et à partir de laquelle le sujet a à s'approprier de manière critique. Les raisons d'agir et la morale intériorisée sont d'abord inconscientes, et c'est à partir de cette même altérité constitutive de l'inconscient que doit se déployer la capacité de conscientiser dans une certaine mesure cette structure de la pensée et de l'action qui constitue le sujet lui-même, ayant ainsi à s'approprier à partir de ce que lui permet l'autre, à développer son éthique comme condition de son bonheur. Le bonheur est appropriation de soi et équilibre. Nous voulons être autonomes et donc en harmonie avec le monde et autrui, car c'est la condition de vouloir soi-même, le fondement de tous nos désirs et tous nos intérêts, de tout agir libre. Nous devons alors passer par l'autonomie d'autrui et le rapport discursif – argumentatif (critique) qu'elle permet pour déployer notre autonomie personnelle à partir de notre étrang(èr)eté constitutive, l'autre m'apportant à la fois une telle étrang(èr)eté constitutive de ma propre structure subjective et la possibilité de me l'approprier dès-lors que nous entrons dans une relation de discussion, d'argumentation, permettant la critique réciproque et ainsi l'autocritique, et présupposant l'autonomie de chacun des protagonistes et donc leur reconnaissance mutuelle comme agents autonomes.

Le sujet, présentement déterminé par son passé et orienté vers un avenir dans lequel il se projette et qu'il cherche à réaliser, est ainsi, comme l'écrit Heidegger, une Histoire ayant à s'écrire elle-même à partir de premiers chapitres posés par l'environnement. Sartre l'exprime ainsi : être libre (au sens de l'autonomie) est « faire de soi-même ce que l'on veut à partir de ce que les autres ont fait de nous ». Du point de vue psychanalytique, le sujet se conçoit ainsi comme une structure de représentations signifiantes largement inconscientes, qui n'est autre que la structure de son agir propre dans le monde, de son devenir-avec pour reprendre une formule heideggerienne. C'est cette structure de l'existence même que l'individu a à approprier pour se constituer en sujet autonome ou agent moral. Encore faut-il que, non seulement les moyens d'une telle appropriation lui soient fournis, mais encore que rien ne s'oppose à ce que son action reflète les choix qu'il aura fait de manière autonome : faire ses propres choix, c'est d'abord bien juger, en conscience, et encore pouvoir agir conformément à son jugement.

Le sujet baigne dans le langage, dans le signifiant dit Lacan, dans un réseau de significations se renvoyant les unes aux autres dit Heidegger – significations qu'il a à approprier, c'est à dire qu'il a à retrouver ce qui dans ce qui présente à lui fait sens et de quelle manière. Le désir d'objet, la façon dont il s'exprime et plus généralement l'action concrète, consciente ou acte manqué, la parole et la pensée fugace, tenace ou récurrente sont symptômes dont l'interprétation dévoile le vouloir-être, les structures existentiales (structures du sujet même en tant qu'il est sa propre action, structures de la relation qu'il constitue lui-même au monde) qu'il convient d'approprier. Véritablement, le sujet est composé de signifiants : son Histoire, la structure de ses représentations qui détermine la forme de sa pensée et de son action – tout en lui est signifiant. C'est dire que l'enjeu que constitue l'appropriation de soi est celui du sens : le sens est signification et direction, que le sujet a à approprier, d'abord par la compréhension de sa propre Histoire en tant que précisément elle fait sens. S'appropriant son Histoire en la comprenant dans une certaine mesure, le sujet reçoit le sens : la signification qui lui confère une direction.

Si le sujet est symbolique, structure de signifiants, et s'il est lui-même pris dans cette autre structure symbolique de signifiance, qu'est le social, la société, l'on comprend que l'ordre symbolique, le Signifiant, la structure de la signification, est transcendante – non en un sens métaphysique qui ferait toucher du doigt l'Absolu mais au sens où elle traverse de part et d'autre les sujets pour produire et les inscrire originairement dans le réseau du social et ses schèmes de précompréhension. Les sujets et leurs sociétés sont structurés par des rapports de signification (que Marx fait émerger des rapports de forces et donc de l'organisation économico-technique des rapports sociaux) qui préforment leur rapport au monde. Tel est le sens de l'épistémè foucaldien, la structure langagière de précompréhension du monde propre à une culture et une époque données. C'est cette structure de précompréhension que le sujet doit d'abord avec l'autre approprier pour s'approprier à lui-même.

Le sujet pour s'approprier lui-même doit d'abord s'approprier par la parole le Signifiant qui est le fond structurel de son rapport au monde et à l'autre, et qu'il partage avec autrui et avec la société qui est la sienne, Signifiant en lequel se mêlent son identité encore à produire et son altérité constitutive, qui l'inscrit dans l'ordre symbolique du social et dans un type de rapport au monde déterminé. S'approprier soi-même, c'est d'abord approprier symboliquement la relation que l'on constitue à l'autre et au monde à travers le social, en tant que nous sommes l'un pour l'autre des signifiants et que nous appartenons ensemble au Signifiant qui nous co(n)forme. C'est alors à une herméneutique de l'existence qui est à la fois la sienne et commune que doit se livrer le sujet – et il ne peut le faire qu'avec le concours de l'autre – pour s'approprier lui-même, se comprendre et se définir à partir de ces rapports de signifiance dans lesquels il s'inscrit avec autrui et qui déterminent les structures originaires de son être-au-monde. S'appropriant en commun le sens, les sujets se permettent mutuellement de donner un sens (une signification et une direction) nouveau à leur propre existence : la possibilité, émergeant du dialogue, d'une redéfinition de soi à partir de la définition qu'en donne de prime abord le monde symbolique dans lequel l'on s'inscrit. Cette herméneutique par laquelle le sujet se saisit du sens de ses déterminités pour redéfinir sa propre orientation de manière autonome, ne peut toutefois être que critique, nous met en garde Ricoeur : la faculté de distanciation compréhensive n'est jamais absolue. Mais le sujet a à interpréter ses pensées et ses actes pour en retrouver le sens, les déterminations fondamentales, se mettant ainsi en demeure de réviser ses orientations d'abord inconscientes, absolument déterminées. Interpréter ses désirs pour en retrouver la signification essentielle, le vouloir-être dont ils sont les symptômes, et se rendre alors capable en l'assumant comme projet de liberté de l'accepter en conscience comme tel ou de le redéfinir librement. Se mettre en mesure de comprendre ses déterminations, ses raisons d'agir, croyances, peurs, attirances et répulsions, les obstacles au vouloir-être et ses possibilités matérielles ; se mettre en demeure de modifier ce qui peut être, ayant éprouvé la compatibilité du vouloir-être et du pouvoir-être authentiques, en vue de concrétiser ce projet de liberté dans le monde commun : définir soi-même ses propres fins et les moyens de les atteindre, compatibles avec les possibilités offertes.

Le sujet doit se livrer à une déconstruction de soi qui est aussi une reconstruction autonome de son identité subjective : la création ou l'invention de soi à partir des matériaux fournis par l'environnement, la société, l'autre.

L'autre apporte cette « pensée du dehors » qui seule peut nous faire sortir de nos schèmes traditionnels de pensée et des pratiques qui y sont associées, et renouveler notre compréhension. Seule, une conscience individuelle ou collective ne peut jamais penser ni agir que dans le cadre de sa précompréhension du monde, des structures historiquement déterminées de son rapport au monde, de l'épistémè de son époque et de sa civilisation. Il faut un point de vue extérieur pour avoir une vue d'ensemble sur certaines de nos structures précompréhensives et se rendre capables de les corriger.

L'autonomie n'est pas simplement ou bien radicalement présente ou bien absolument absente, mais s'exprime à des degrés divers et est toujours à maximiser. Tout individu en société est partiellement aliéné et capable d'un certain niveau d'autonomie qu'il lui appartient de cultiver, ce qu'il ne peut faire qu'à partir des matériaux que l'autre met à sa disposition, et dans un contexte de reconnaissance mutuelle de l'autonomie. Tel est le rôle de la société : garantir les moyens d'un tel développement de cette faculté qui fonde la moralité et le pacte social. Ainsi se comprend ce que Castoriadis appelle l'auto-fondation ou auto-institution de la société, d'abord imaginaire (hétéronome : fondée sur des principes métaphysiques et des mythes fondateurs) et ayant à se rationaliser elle-même par l'autocritique collective : le pacte social ne peut tenir dans l'Histoire que s'il développe l'autonomie qui le rend possible. Sans quoi les rapports de forces inégales finiront par le réduire à néant. Nous voyons aujourd'hui avec l'effondrement du capitalisme financier émerger non seulement la possibilité de construire une société meilleure, mais également, et cela doit nous préoccuper, le risque d'une régression vers des systèmes plus autoritaires et fermés, voire la destruction du lien social lui-même, destruction précipitée par un système qui a longtemps divisé le corps social, monté les individus et groupes sociaux les uns contre les autres.

Le sujet isolé, qui n'a jamais connu la socialité, est libre comme l'est l'animal sauvage, mais ne peut disposer encore de lui-même de sa liberté : si des possibilités déterminées se présentent à lui et lui laissent parfois un choix entre plusieurs d'entre-elles, il ne peut faire ce choix authentiquement, de lui-même, en ce qu'il est soumis à ses instincts, à ses déterminations naturelles. L'apparition des premières sociétés, de la culture, la sortie de l'état de nature a consisté en un arrachement partiel et toujours plus grand à ces déterminismes, mais aliène paradoxalement l'Homme à l'Homme, à sa culture mais aussi, comme l'ont bien vu Rousseau et Marx, au puissant qui s'appropriant les terres, les richesses, s'approprie aussi le travail, l'activité, l'existence du travailleur. L'on sait bien depuis Marx que les institutions émergent de tels rapports de forces économiques, que vient légitimer l'idéologie qui en émerge. Mais l'Homme aliéné au langage dans lequel il pense le monde trouve aussi dans cette faculté conceptuelle la capacité d'entrer en discussion et de se doter d'une réflexivité critique. 0r les développements culturels de la raison critique, nous dit Apel, permettent la réappropriation par la société civile de ces institutions dont Castoriadis, lui aussi, remarque qu'elles sont de prime abord hétéronomes, déterminées par l'idéologie, une fondation externe, religieuse elle-même déterminée par les rapports économiques. Là encore la discussion est vecteur de progrès : l'ouverture du débat démocratique permet la correction des institutions et le progrès social.

L'individu et la société ont ainsi ceci de commun qu'ils ont nécessité de coopérer avec autrui, d'entrer en discussion, pour s'approprier eux-mêmes, sortir de plus en plus de l'hétéronomie dans laquelle ils naissent. Je dois entrer en discussion avec autrui pour que se présente à moi la possibilité de me constituer en agent autonome et ainsi en sujet moral. 0r, dit encore Apel, la discussion présuppose le respect de l'autonomie d'autrui, la sincérité et une certaine rigueur de l'argumentation : elle n'est possible que parce que nous possédons certaines dispositions communes comme le cadre de la raison, la liberté, des déterminations que nous pouvons ensemble corriger et assumer. L'autonomie d'autrui en outre est on l'a vu constitutive de la mienne propre, me permet comme le voulait Marc-Aurèle d'accepter ce que je ne peux changer, de modifier ce que je peux modifier, et de distinguer entre les deux. A l'échelle d'une société, cela se traduit par l'exigence d'une Res Publica, d'un espace public de débat démocratique par lequel la société civile se saisit de ses possibilités pour l'avenir. Au niveau individuel, cela exprime la nécessité pour l'agent d'assumer la liberté et l'autonomie d'autrui, mais également ses déterminismes en respectant ses choix et en se faisant le soutien actif de ses capacités.

Il existe encore d'autres raisons d'entrer en relation de coexistence pacifique, en discussion, donc de respecter et protéger l'autonomie d'autrui, d'agir conformément à l'éthique.

Comme l'a vu Hobbes, le conflit n'est pas propice au développement d'une activité autonome. Mill affirme avec justesse que la justice est un bien commun qui favorise l'appropriation par le sujet de sa propre liberté ; c'est pourquoi je suis attaché au respect de l'autonomie d'autrui, à la norme de la justice qui est nécessaire à ma propre autonomie. De là l'hypothèse conventionnaliste ou contractualiste selon laquelle le pacte social de respect mutuel relève de l'intérêt que tous possèdent à la justice en tant qu'elle est condition de la paix – et donc la justice sociale comme condition de la paix sociale. Mais nous avons vu que le respect, la non-action de domination, ne suffit pas puisque l'autonomie d'autrui m'est précieuse et est toujours précaire : la norme devient positive, comme action de solidarité, de protection de l'autonomie d'autrui.

D'autre part, il faut pour discuter en vue d'une convention sociale avoir préalablement posé un cadre de la discussion : nos conventions marquées par la relativité des cultures, la morale positive et les politiques nationales, reposent sur l'antériorité d'une disposition par tous (universellement) partagée à la discussion qui permet l'élaboration de telles conventions – c'est dire que l'éthique précède et fonde le politique, et critique et améliore la morale culturellement déterminée et les institutions historiques en rappelant l'exigence de la solidarité comme respect de l'autonomie d'autrui et attention aux obstacles à une telle autonomie. C'est pourquoi, également, l'exigence du débat démocratique ne saurait faire l'économie de celle d'une constitution qui en fixe les principes et garantit son bon fonctionnement. La constitution apparaît ainsi comme cette articulation de l'éthique et du politique.

D – De la norme de la discussion à la norme de l'éthique : l'autonomie comme socialisation

Nous voyons alors un peu mieux ce qui fonde l'éthique : sa nécessité pour tout agent se voulant autonome, et pour toute société. Heidegger montre que le sujet originairement aliéné est appelé par sa propre liberté à s'approprier à lui-même, c'est à dire à conformer son vouloir-être et son pouvoir-être, son projet de liberté et ses possibilités. Ce faisant, il se trouve appelé au respect d'autrui et à la sauvegarde de l'autonomie de son prochain, et c'est une telle norme éthique qui fonde la possibilité de l'association politique.

Mill explique ainsi ce sentiment de sympathie (au sens d'empathie) dont Adam Smith remarque qu'il nous pousse à prendre en considération l'intérêt d'autrui en permettant un certain partage affectif de sa situation : la représentation qui nous affecte de ce que l'on ressentirait à sa place. Rousseau en parle comme d'une faculté de pitié, la compassion : ainsi se trouve expliquée par la prise en compte de l'affectivité l'énigme du respect que le rationaliste Kant peinait à résoudre. L'agent est appelé par sa conscience à rendre compatibles sa liberté avec son monde et ainsi avec autrui, à se constituer comme autonome, et se sent ainsi poussé à prendre en compte l'intérêt d'autrui, à respecter et défendre son autonomie. Il lui appartient de répondre à cet appel et de développer cette faculté de compassion, à être solidaire d'autrui, à développer toujours plus avant son autonomie.

Mill reprend la règle d'or chrétienne : le contenu de la moralité réside selon lui dans cette proposition : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas que l'on te fasse ». Il étend ce principe à l'inaction coupable : la norme de respect prend un sens positif qui le rapproche d'un impératif de solidarité en s'entendant encore « Ne laisse pas faire à autrui ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse ».

A partir de la règle d'or telle que la comprend Mill se développe une éthique minimale qui, rompant avec les doctrines ascétiques, reconnaît que seul compte pour la moralité le rapport à autrui, le rapport de soi à soi n'ayant aucune valeur morale, étant moralement indifférent. Le principe d'autonomie doit conduire à considérer que l'agent est seul juge de ses préférences, que nul n'a le droit de lui dénier. Dans une perspective libérale qui veut rompre avec l'Absolutisme, les philosophes nient toute autorité à quiconque pour juger des préférences, croyances ou mœurs d'autrui, mais mettent en avant l'importance de la norme de coexistence pour réguler les rapports interhumains. De là la limitation de l'action légitime du collectif, dont l'action doit demeurer publique, s'arrêter aux portes de la sphère privée.

L'autonomie qui est condition de vouloir soi-même et donc d'agir de soi-même, en échappant dans une certaine mesure à son aliénation constitutive, engage ainsi à la solidarité et invite à développer une politique axée sur le débat démocratique, l'éducation et la justice sociale en vue de maximiser les conditions matérielles (économiques), formelles (juridiques), psychologiques, intellectuelles et culturelles de l'autonomie. Ajoutons que l'on n'apprend certes pas l'autonomie par l'hétéronomie, mais par sa pratique active et régulière : l'infantilisation des citoyens, des travailleurs et des consommateurs se révèle à cet égard contre-productive. L'attention aux faiblesses de l'autre ne doit pas nous faire oublier que tout individu est autonome en droit, ce qui nous conduit à rejeter tout paternalisme et tout impérialisme.

Si, comme le pensent Gadamer et Ricoeur, nous sommes des êtres de langage baignant dès notre naissance et depuis la fondation de la culture dans l'altérité (Lacan ne caractérise-t-il pas le langage, dont il fait la structure de l'inconscient, l'ordre symbolique, comme le grand Autre ?), alors l'alternative hobbesienne entre la paix et la guerre, dont nous avons vu qu'elle ne faisait qu'une avec celle qui oppose l'autonomie et l'hétéronomie, est aussi celle qui se présente à nous comme le choix d'entrer ou non en discussion : rien de moins que la question de la solidarité et de l'éducation. Il nous faut nous rendre capables d'entrer en discussion, et veiller à permettre à l'autre de développer lui aussi cette capacité.

Pour diminuer son aliénation aux rapports de forces autant qu'à l'idéologie, à ses propres déterminismes sociaux, économiques et psychologico-culturels, l'individu doit s'engager à demeurer solidaire de tout autre. Voilà où trouver la fondation de l'éthique et le fondement de l'ordre juridique et du politique.

Il faut l'autonomie d'autrui pour que le sujet puisse lui-même se constituer comme autonome, c'est à dire en agent moral, et il faut que le sujet possède un degré d'autonomie suffisant pour qu'il puisse reconnaître et répondre à l'appel de sa conscience à la protection de l'autonomie d'autrui qui soutient et maximise cette autonomie. C'est le cercle vertueux de l'éthique, qui doit briser celui, vicieux, de l'aliénation par lequel l'Homme maximise son illusion d'un intérêt à agir contre autrui, et ainsi contre les conditions de sa propre autonomie.

L'autonomie consiste à édicter sa propre norme pour ses actions, à structurer son comportement pour rendre compatible son projet de liberté avec son environnement. L'agent autonome forme des projets qui sont authentiquement les siens en tant qu'ils sont réfléchis et qu'il s'en rend responsable, s'assumant lui-même en sa liberté et ses déterminités comme sa propre finalité à déterminer à partir du déjà-déterminé qui constitue les possibilités entre lesquelles il se donne les moyens de choisir de lui-même, en conscience, assumant son historialité. Le sujet est pro-jet jeté dit Heidegger : jeté à l'existence sans autre finalité que celle qu'il se donne, le sujet a à approprier cette condition en orientant lui-même sa vie à partir de la compréhension qu'il s'en donne, à travers le rapport à l'autre et dans la mesure de ce que l'autre lui permet.

L'Homme est un devenir qui a à devenir conscient, un se-projeter vers l'avenir à partir d'un passé codéterminé. Il lui appartient alors d'approprier ce passé pour se projeter vers ses possibilités les plus propres, conformes à son projet de liberté, possibilités les plus authentiques rendant compatibles le vouloir-être et le pouvoir-être qui constituent le sujet. Fichte décrit le sujet comme un acte d'autoposition toujours renouvelé dans le monde. Mais, remarque, Heidegger, cette autoposition ne se fait pas à partir de nulle-part, mais d'un « là » déterminé, et a à être approprié par la liberté en étant conscientisé. Fichte indique encore que le Moi se pose en posant face à lui un Non-Moi, le monde et autrui en fonction desquels il se détermine. Le sujet se pose en déterminant le monde et à partir de lui et donc de l'autre, se pose dans le monde en une relation de codétermination mutuelle qu'il a à approprier. Le sujet originairement déterminé par son environnement est indissociable de son monde : son être est indissociable de son là. Heidegger le caractérise comme être-au-monde ou être-là, – qui est aussi un être-là-avec l'autre, dont l'être est indissociable de son là en tant que le sujet et son monde s'appartiennent mutuellement, que le sujet est pour le monde (n'est pas pensable séparément d'un monde qu'il co-forme et qui le co-forme) comme le monde est pour le sujet (ne se présente qu'à travers les perceptions et les structures précompréhensives historiquement déterminées du sujet et en référence au pro-jet qu'il constitue, d'après les finalités qu'il se donne) : le sujet ne se distingue pas originairement de son monde, n'est qu'en tant qu'il est là, tel que sa situation le fait. Sujet et monde, Moi et autrui, sont dans une relation de codétermination réciproque à approprier. Il s'agit alors pour le sujet non de nier cette condition mais de se l'approprier en assumant sa position codéterminée comme point de départ pour une pro-jection dans ses possibilités les plus authentiques vers la finalité qu'il a à constituer pour lui-même en son devenir, assumant ses déteterminations de manière auto-compréhensive / critique lui permettant de réviser ses raisons d'agir. L'essence de l'Humanité est l'ex-istence comme pro-jection de soi en avant de soi-même, un devenir-plus-humain par lequel l'Homme dépasse par la culture sa simple condition naturelle : aller vers toujours plus d'autonomie et donc de justice. Le progrès individuel comme social se construit ensemble. Penser le sujet non plus comme une liberté absolue ou a contrario comme une chose figée déterminée, d'emblée programmée, mais comme un acte de construction de soi par autoposition dans le monde qui doit rendre compatible l'existence du sujet avec celle d'autrui et que doit soutenir l'autre.

L'appropriation de l'être repose alors sur une élucidation du là, sa compréhension qui l'assume comme point d'origine pour une redéfinition autonome du devenir compatible avec les possibilités qu'il laisse au sujet par lui co-constitué. Tout sujet a à émerger comme possibilité à cultiver d'une réorientation partielle de ce qui est d'emblée pré-orienté de manière hétéronome. C'est à dire que tout sujet est déterminé tout en possédant une liberté qui cherche à s'exprimer comme autonomie, par l'autodétermination à travers les possibles déterminés à partir d'une appropriation compréhensive de ses déterminismes, une assumation de sa situation et de son Histoire qui permet d'en réviser des aspects.

L'autonomie est compréhension de soi, expression de soi et maîtrise de soi : autocompréhension, elle révèle le vouloir-être le pouvoir-être et les approprie, permet l'expression authentique du vouloir-être authentique au sein du pouvoir-être propre comme projet de liberté, expression qui n'est possible que par la maîtrise de ses déterminismes et des élans de la liberté lorsqu'elle se nie elle-même en contredisant ses conditions de réalisations. Il s'agit de modérer ses pulsions pour exprimer ce qu'elles révèlent lorsqu'on les interprète et qu'elles dissimulaient jusque là, la vérité cachée du désir dont il faut se mettre à l'écoute. Il faut encore pour que le Soi ainsi révélé puisse s'exprimer qu'il dispose des ressources matérielles pour le faire et que l'autre lui fasse grâce, s'efface pour permettre son action autonome, lui dégager un espace d'expression. Les sujets doivent se reconnaître mutuellement un statut d'agents autonomes en droit – que la société doit institutionnaliser et défendre – et être réciproquement solidaires de leur autonomie réelle, en fait. La fonction du droit, comme institutionnalisation du pacte de réciprocité ou de justice, du contrat social, est précisément de garantir ce statut d'agent autonome à chacun, et l'institution de la justice sociale doit fournir les moyens nécessaires à la constitution de l'autonomie, de sorte que chacun puisse effectuer cet acte d'appropriation de soi nécessaire au débat et à la vie démocratiques – en ayant les moyens, et autrui le laissant l'effectuer.

Le sujet a à se rendre capable d'entendre et répondre à l'appel de sa conscience à l'auto-appropriation, l'appel relayé par l'autre de sa liberté à disposer d'elle-même, se rendant alors compatible avec le monde et avec la liberté d'autrui. Si le monde en soi est inconnaissable, toute vérité est d'abord subjective, et intersubjective, c'est à dire commune dans le monde de la coexistence. Notre science ainsi produit par des raisonnements hypothético-déductifs (ensidiques, dit Castoriadis : ensemblistes-identitaires, qui alors rendent compte de cet aspect du monde qui n'en épuise pas la totalité ontologique) à partir de prémisses empiriques, des propositions valides pour tout être partageant notre constitution sensible et rationnelle, permettant d'établir des modèles intersubjectifs partageables de représentation du monde phénoménal, conformes à notre commune nature humaine. La vérité de la norme de coexistence, la loi des libertés se déduit alors de nos dispositions partagées, de notre nature commune d'être-au-monde ayant à s'approprier par le rapport à l'autre, la coopération. La vérité, qu'elle soit subjective ou intersubjective, est dit Heidegger : « appropriation authentique de l'inauthentique » - critique appropriante de nos croyances déterminées qui rend nos représentations mentales et le monde dans lequel nous évoluons en commun cohérents, permettant de s'y orienter et ainsi d'y inscrire notre projet de liberté ou d'autonomie. Une telle appropriation ne peut être permise que par le rapport de coopération avec l'autre et rend compatibles entre eux les projets de liberté. Telle est la vérité de l'éthique qui fournit en l'espèce de la solidarité la norme de justice permettant la coexistence d'agents autonomes. Cette vérité de la coexistence, ou authenticité du rapport au monde qui rend compatible la liberté avec le monde déterminé, doit alors critiquer la morale historique qui fait reposer sa norme sur des conceptions religieuses du Bien, culturelles et donc communautaires, tirant ces idées du Bien de prétendues choses en soi, d'entités métaphysiques issues de la foi personnelle et objectivées. Nous sommes ainsi aliénés à des conceptions du Bien qui orientent nos finalités et les moyens que nous déployons en vue d'elles dans tous les aspects de nos vies, et que nous avons à critiquer en commun. L'autonomie est cette faculté développée en commun de disposer soi-même de sa liberté en s'assumant soi-même par la critique que permet la discussion. Dès-lors nous avons à assumer les principes présupposés par la discussion : le respect de la liberté d'autrui, l'attention aux faiblesses de sa compréhension et de son expression ou activité – c'est à dire la solidarité avec son autonomie propre dont il s'agit de soutenir le déploiement.

L'on voit avec cette identification de l'autonomie à la norme de l'éthique que ce qui est en jeu au fond est le processus de socialisation de l'individu. Ricoeur nous dit que l'éducation consiste principalement à faire entrer le projet de liberté de l'individu dans le cadre des valeurs de la société, mais qu'elle n'a de légitimité, n'est acceptable pour l'individu, que si elle fait également entrer l'Histoire des valeurs dans le cadre de son projet de liberté. C'est que la socialisation dans une société juste ou éthique doit correspondre à une appropriation autonome des valeurs qui rende compatibles le projet de liberté individuel et l'environnement notamment – et principalement – social dans lequel il s'inscrit. Si l'autonomie est bien comme nous le pensons la structure de l'authenticité du rapport au monde que constitue le sujet, rappelons-nous de ce qu'en dit Heidegger : un tel rapport d'authenticité ne peut consister qu'en un accord le plus parfait possible du vouloir-être qui fonde les désirs de l'individu, et de son pouvoir-être qui en détermine les possibilités. C'est en cela que consiste l'appropriation de soi qui constitue l'agent moral – l'appropriation par la liberté de ses déterminismes qui vaut aussi appropriation par la liberté d'elle-même en tant que se soumettant à sa propre norme elle se constitue comme autonome, s'institue comme responsabilité.

La norme d'une éthique de l'autonomie implique alors le respect des préférences d'autrui dans les limites qu'imposent la préservation de l'autonomie de tout autre : « Traite autrui comme il veut être traité sans menacer ni laisser menacer l'autonomie de quiconque ». Une telle éthique de l'autonomie n'autorise pas de sacrifier l'autre à ses propres intérêts, mais ne défend pas non plus le sacrifice à autrui de sa propre autonomie.

Lorsque l'autre ne respecte pas notre autonomie, l'on ne peut adopter une conduite éthique mais l'on se trouve placé dans un rapport de forces qu'il convient de dominer pour n'être soi-même dominé : on doit en effet en toutes circonstances protéger sa propre autonomie, et ce n'est qu'à cette fin que nous avons intérêt à l'éthique, que la justice nous est précieuse. Ainsi se comprend cet inaliénable droit de résistance que nous possédons à l'égard de tout oppresseur.

L'on pourrait penser que l'agent a simplement intérêt à ce que tous jouent le jeu sauf lui, qu'il pourrait être autonome sans respecter réellement l'autonomie d'autrui... du moment qu'il ne se fait pas prendre. C'est le problème du menteur bien connu de l'éthique de la discussion, celui du manipulateur, celui du tricheur qui gène les théoriciens du contrat et que cherche à résoudre la théorie des jeux. Mais ce serait oublier que le sujet pour se constituer comme tel, comme agent autonome en fait a réellement besoin de l'autonomie effective d'autrui, qu'il doit alors toujours en être partie prenante, dans chacune de ses actions et toutes ses situations vécues en relation avec d'autres. Son autonomie même l'appelle à être solidaire de celle d'autrui : le menteur, le manipulateur, le tricheur, comme le voleur, le preneur d'otage, le maître chanteur, l'agresseur... met en péril sa propre autonomie. Car, non seulement il risque de se faire prendre, ce qui constitue l'argument « de droite » qui met en avant l'intérêt d'une police efficace ; mais encore et surtout il est aveugle aux conditions mêmes de sa propre autonomie, à son propre besoin de l'autonomie d'autrui, ce qui constitue l'argument « de gauche » mettant en avant le social et l'éducation : les agents ayant un besoin mutuel de l'autonomie de l'autre, il convient de développer les conditions sociales, économiques et éducatives de leur capacité à reconnaître ce besoin et à développer leur autonomie, non contre les autres mais avec autrui.

Le cercle vertueux de la solidarité et le cercle vicieux de l'aliénation : appropriation et désappropriation, socialisation et désocialisation

Le sujet a besoin de l'autonomie d'autrui pour être autonome, le devenir d'avantage et maintenir l'autonomie qu'il possède déjà : sa quête d'autonomie passe par une conduite éthique, et inversement l'éthique maximisant l'autonomie de tous facilite la compréhension de sa propre nécessité. C'est le cercle vertueux de l'éthique : le besoin d'autonomie pousse à une conduite éthique, l'éthique maximise l'autonomie et la maximisation de l'autonomie favorise la conduite éthique. Des agents autonomes peuvent améliorer leur société, en critiquer les normes : l'autonomie individuelle concoure à l'autonomie collective ; inversement, l'appropriation par la société de ses propres normes, la critique de ce qui en elle est historiquement déterminé et procède du délire métaphysique (le fondement hétéronome ou religieux de la société, dit Castoriadis), permet l'émergence de normes qui favorisent le développement de l'autonomie individuelle. Là encore s'observe un cercle vertueux. A contrario, une société qui ne se rationalise pas, ne reconnaissant pas la nécessité de soutenir et protéger (et non seulement respecter) l'autonomie des agents reproduit le système sacrificiel, ne développe pas les normes qui permettraient l'autonomie individuelle mais établit une organisation sociale aliénante. L'individu aliéné ne reconnaît pas son intérêt à la solidarité, son besoin de l'autre, et reproduit à son échelle les relations conflictuelles qui font obstacle à l'autonomie des autres. L'on voit ce que les stoïciens entendaient par l'idée selon laquelle les systèmes sont en interaction : l'autonomie de chacun est profitable à celle de tous et l'aliénation d'un seul concourt à celle de tous, à travers l'impact de l'autonomie ou de l'aliénation d'un individu ou de la conscience sociale sur les relations humaines.

De nombreux biologistes mettent en avant le rôle positif d'un point de vue évolutionniste de la coopération, contre l'idée reçue d'un darwinisme mal compris qui met en avant la seule compétition pour promouvoir le tout-concurrentiel d'une économie du marché absolu, ignorant toute possibilité d'un lien social non marchand. Jeremy Rifkin constate que l'Histoire va dans le sens d'un déploiement (développement, élargissement) de l'empathie accompagnant les progrès technologiques et la démocratisation des savoirs, de la culture et de l'expression. Que l'on pense, par exemple, à la diffusion de l'Humanisme et aux bouleversements politiques, économiques et sociaux qu'il a induit, à partir de l'invention de l'imprimerie. Nous sommes ainsi passé par une série de ruptures, d'abord de la solidarité familiale à la solidarité clanique, puis à la solidarité nationale, enfin internationale. Avec l'essor d'Internet commence à se développer une solidarité mondiale : un événement à l'autre bout du monde fait le tour de la planète en une heure et suscite aussitôt des réactions de soutien qui transcendent les frontières nationales. Les réseaux peer to peer, que les gouvernements cherchent à interdire, permettent le partage d'informations décentralisé. Nous assistons à une évolution majeure des rapports sociaux qui nous fait aller vers une mise en réseau – les rapports interhumains s'horizontalisent et l'accès à l'information, à la culture et à la parole s'accroissent. Ce mode de relations s'étend déjà au secteur de l'énergie, avec le développement de réseaux horizontaux de producteurs-consommateurs interconnectés échangeant leurs surplus sans passer par des intermédiaires. Nous risquons fort d'assister à l'effondrement du système centralisé, bien que les propriétaires des infrastructures du centralisme tentent désespérément de résister à cette transition vers de nouveaux modes horizontaux et solidaires d'échange et d'association.

A l'univocité de la parole médiatique succède la plurivocité de la discussion en réseau. A la hiérarchisation des puissances succède la mise en réseau des besoins et compétences, l'entraide, le partage non-marchand. Certes alors, ces réseaux incontrôlés peuvent devenir les nouveaux puissants vecteurs de la rumeur et donc de la désinformation, mais désormais, celle-ci est discutée, peut être critiquée, corrigée par la multiplicité des points-de vue, tandis que lorsque l'imposture procédait de l'univocité médiatique, elle devenait aussitôt la sacro-sainte vérité d'un peuple qui la recevait passivement.

Le risque est de chercher à transposer sur les nouveaux réseaux, comme voudraient le faire les gardiens du Marché, l'ancien modèle du consommateur d'information, sujet a-critique par excellence. Il importe alors que chacun veille à avoir sur Internet un comportement critique et citoyen, par le respect de la parole de l'autre mais aussi sa mise en doute, le non-enfermement dans des communautés partageant les mêmes vues mais la recherche active de la parole contradictoire, la recherche rigoureuse, l'analyse et le refus du manichéisme : ce n'est pas parce qu'une information n'est pas relayée sur TF1 qu'elle est pour autant vraie ! Le croire serait tomber dans le même travers que ceux pour qui l'information des médias institutionnels est parole d'évangile. De même que ces médias, aux mains de groupes financiers et partageant des intérêts avec les élites politiques, présentent l'information de façon biaisée, les sites présents sur Internet ne relaient qu'un point de vue, tout l'intérêt du réseau du point de vue démocratique étant l'accès à une multiplicité de tels points de vue, et la possibilité de les confronter et de les discuter librement.

La coopération est de l'intérêt des individus, plus que la compétition. L'entraide horizontale est plus profitable que la mise sous tutelle verticale et la compétition pour la couronne. S'il est normal de choisir le meilleur lorsque l'on recherche quelque chose de précis, celui-ci est souvent obtenu, plutôt que par le travail d'un seul, par un travail d'équipe, par la mise en commun des ressources et l'échange d'informations entre égaux. L'entraide est un facteur d'évolution, comme l'avait déjà vu Kropotkine. Par ailleurs, il est évident qu'il est des choses pour lesquelles nous ne devrions pas avoir à entrer en concurrence, qui appartiennent en droit à chacun, sont dues à tous : les droits fondamentaux, les conditions d'une vie, d'une ex-istence – et non de la simple survie ou sub-sistance – dans la dignité et l'autonomie.

Il est paradoxal que ce soient les libertariens, qui récusent la justice sociale au motif que l'imposition serait un vol, qui nous fournissent l'argument suivant en faveur de la justice sociale, d'une redistribution des richesses : le marché est par nature imprévisible, de sorte que la « fiction » rawlsienne du voile d'ignorance sous lequel les agents rationnels ignorant leur position sociale future devraient faire le choix d'une protection des plus faibles s'avère finalement être une réalité. Enfin, l'imposition est-elle vraiment un vol, alors que les profits sont générés grâce aux ressources que la société met à disposition de l'entrepreneur, produits par les travailleurs et engrangés par le patron et les actionnaires, que le « mérite » est déterminé par des capacités qui dépendent au moins en partie de conditions sociales, et alors, en outre, que les richesses sont produites par le travail à partir de l'exploitation de matières premières ? Deux choses sont notamment remarquables :

  • l'appropriation industrielle des ressources naturelles repose sur l'idée qu'étant originairement inappropriées par un agent privé, ces ressources n'appartiennent à personne et sont donc appropriables. Mais l'on peut se demander si, étant entretenues et utilisées par tous (les appropriations privées se sont pour leur immense majorité effectuées sur les biens anciennement communaux), elles ne sont pas finalement une propriété collective, dont l'appropriation par un agent privé constituerait une spoliation. Les ressources naturelles ne devraient-elles pas plutôt être gérées collectivement, et l'industrie ne devrait-elle pas verser une compensation à la collectivité pour leur exploitation (lorsque celle-ci serait autorisée par le peuple, et dans les limites par lui fixées) ? Locke accepte l'appropriation privée mais y met une condition : elle ne doit pas dégrader la situation de ceux qui utilisaient auparavant cette ressource. Ce principe est chaque jour bafoué par la surexploitation, sans compensation pour les habitants, des terres et de leurs ressources.

  • D'autre part Marx remarque que le travail qui produit une large part de la richesse est évaluant : il détermine la plus-value comme création de valeur qui s'ajoute à celle que possède la matière première avant d'être œuvrée. Mais il y a alors un paradoxe en ce que le travail est lui-même évalué en fonction de la plus-value, et rétribué par un salaire inférieur à la valeur produite ! Il y a alors extorsion de la plus-value, extorsion que permet un rapport de forces défavorable aux travailleurs qui doivent se soumettre à l'exploitation pour survivre. Des mesures de protection sociale pourraient équilibrer ce rapport de forces : un revenu d'existence, un soutien à la création de coopératives fonctionnant selon un mode auto-organisationnel... Quant à une société qui assumerait la propriété commune des ressources naturelles, elle disposerait par le contrôle de leurs prix de vente et le choix de ses partenaires commerciaux un formidable moyen de régulation non-coercitive du marché.

Par ailleurs, le travailleur qui ne possède pas son entreprise se trouve, dit encore Marx, dépossédé de son activité et ainsi de son existence même : ses fins ne sont plus les siennes mais deviennent les purs moyens du Capital, de sa reproduction au sens d'une maximisation. Le pauvre et le précaire quant à eux n'ont plus les moyens matériels de faire leurs propres choix, de faire des choix autonomes, en ce qu'ils manquent pour cela de liberté : ne se présentent plus à eux suffisamment de possibilités pour produire de véritables alternatives entre lesquelles faire des choix, non seulement quant à ses moyens mais encore quant à ses fins. La liberté leur manque du fait du défaut de ses conditions matérielles, d'un manque de ressources économiques.

Mais le manque de liberté, de possibilités matérielles pour l'action, n'est pas la seule cause de perte d'autonomie comme nous l'avons vu : l'autonomie nécessite encore des moyens culturels d'émancipation à l'égard de l'ancrage idéologique (communautaire, culturel, historique) originaire du sujet.

Une autre désappropriation intervient : celle de la souveraineté monétaire. Les gouvernements ont remis l'essentiel de leur souveraineté aux marchés financiers en se rendant dépendants pour leurs finances à l'égard des banques. Autrefois, les gouvernements pouvaient créer la monnaie nécessaire aux échanges et à l'action publique, en veillant à conserver un équilibre par l'indexation de cette monnaie sur la valeur réelle en circulation. Aujourd'hui, la création monétaire a été privatisée, les gouvernements doivent s'endetter avec intérêts (les intérêts correspondant chaque année grosso-modo aux déficits publics), et l'essentiel de la monnaie est créée sous forme de dette, par l'endettement des États et des ménages, et par la spéculation, d'où la crise majeure que nous traversons et qui au delà d'une crise économique, est politique, éthique, culturelle : l'effondrement d'un monde, d'un modèle de société, de représentation du monde et de l'Homme. La plus grande partie de la valeur, et de loin, est fictive, ne correspond à aucune valeur réelle mas plutôt à l'endettement des populations à l'égard des organismes financiers, endettement supérieur à la valeur existante et qui ne peut de ce fait jamais être remboursé. La quasi totalité de l'argent prêté en effet est créé par ce processus, mais il doit être remboursé avec intérêts. De cette manière, la totalité de la valeur réelle se trouve absorbée par la dette : il faut perpétuellement nourrir le monstre, injecter toute la valeur réelle dans le remboursement d'une dette qui ne cesse de s’accroître par création de monnaie fictive qui dévalue les cours, provoque l'inflation, et sur laquelle la finance mondiale peut spéculer. Un tel système ne peut se maintenir que par un accroissement constant de la production propre à injecter de la valeur réelle dans la dette fictive, et donc par une économie de la surconsommation généralisée. Le Capital, représentation d'une liberté qui ne s'assumant pas comme autonomie se fantasme comme pure puissance se voulant illimitée, est produit à partir de rien, comme dette qui ne peut être comblée mais qu'il faut nourrir chaque jour d'avantage par un accroissement de la production qui n'est possible qu'avec l'appui d'un véritable culte de la consommation. La société de surconsommation visant l'accroissement, non de la qualité de vie et de l'autonomie individuelle et collective, mais du Capital et donc de la production matérielle au delà de ce que peut supporter la planète, et par l'exploitation salariale des plus précaires tous en concurrence pour leur simple survie, vit largement au dessus de ses moyens, et alors qu'un confort égal serait possible avec une production moindre et plus raisonnable dans ses méthodes, plus éthique et écologique, des pratiques telles que l’obsolescence programmée (réduction volontaire de la durée de vie réelle du produit) et l'obsolescence perçue (réduction artificielle de la durée de vie perçue du produit, par les effets de mode provoqués), poussent les populations à la consommation effrénée et à l'endettement massif au mépris du danger. Afin de soutenir la sacro-sainte Croissance, tout a été fait pour produire une véritable religion de la consommation par la création artificielle de « besoins ». L'économiste américain Victor Lebow écrivit en 1955 : « Notre économie énormément productive exige que nous fassions de la consommation notre mode de vie, que nous fassions des rituels de l'achat et de l'utilisation de biens, que nous cherchions la satisfaction de l'esprit, de l'égo, dans la consommation. Il faut que les choses soient consommées, épuisées, remplacées et jetées à un rythme de plus en plus rapide. » L'économiste en chef du président Eisenhower a déclaré : « Le but ultime de l'économie américaine est de produire plus de biens de consommation »... non d'améliorer l'éducation, la santé, le bien-être de la population, mais l'augmentation incessante de la consommation afin de permettre une croissance sans limite pour nourrir le monstre d'une dette factice enrichissant les élites financières. Moins d'un an après leur fabrication, ce n'est pas plus de 1% des biens produits qui sont encore en circulation, le reste étant jeté... Il faut que la marchandise circule ! Tel est le seul credo de notre société, la norme de notre morale. Alors que les collectivités publiques devraient avoir les moyens de la justice sociale, par la gestion publique des ressources naturelles et la souveraineté monétaire, elles sont conduites à s'endetter auprès des banques privées pour financer leurs actions ! Des mesures d'accompagnement des États par trop endettés peuvent être prises par des organismes tel le FMI... en échange d'une dérégulation absolue du marché qui aggrave encore ce processus ! L'ensemble de notre économie ne peut tourner que par la fuite en avant d'une création monétaire toujours plus grande qui provoque un accroissement de l'inflation et l'appauvrissement des ménages (et finalement l'effondrement du système que nous constatons aujourd'hui), ceci parce que la création monétaire a été confiée à des agents privés et n'est presque plus régulée. 0r si la monnaie est l'étalon dont se dote la population pour faciliter ses échanges, ne devrait-elle pas être produite par la collectivité dans la juste mesure de la valeur réelle en circulation ?

L'exigence d'autonomie pour un progrès éthique et une avancée politique implique la re-collectivisation de l'activité financière. Le libre-échange que l'on ne saurait contester sans renier notre attachement humaniste aux libertés individuelles ne peut se développer qu'entre agents autonomes, c'est à dire au sein d'un marché équitable régulé de manière non-coercitive par une société qui équilibre les rapports de forces en pratiquant la justice sociale, une distribution des ressources communes. La liberté ne vaut en effet que si elle est partagée, sans quoi elle est un privilège qui contrevient à l'universelle égalité des droits. Il est inadmissible que les faveurs de la naissance puissent encore de nos jours déterminer les possibilités d'une vie.

A la visée d'une croissance infinie de la production qui vise le seul accroissement du Capital comme matérialisation d'une liberté qui ne s'approprie pas, au mépris des intérêts réels de l'Homme, doit se substituer l'engagement collectif en faveur d'une plus grande autonomie de tous. A la valorisation d'une conception de la liberté comme puissance qui, se voulant illimitée dans un monde limité, entre en concurrence avec toute autre et cherche à se faire pouvoir ou domination, puissance exercée sur autrui, aux dépends d'autrui, doit être substituée la pensée de l'autonomie comme liberté authentique dans le monde commun : responsabilité et donc solidarité. La liberté se fantasme comme puissance lorsqu'elle refuse de s'assumer comme autonomie. L’idolâtrie par l'Homme du fantasme de sa liberté s'oppose à sa socialisation, qui est a contrario à développer par l'apprentissage de l'autonomie. Il s'agit alors par le développement de la pensée critique et d'actions individuelles et collectives de modifier en profondeur nos conceptions du social en comprenant mieux le phénomène humain.

Le rejet de l'autonomie, le refus de l'éthique et l'idolâtrie contemporaine

Tout ceci implique une rupture radicale avec l'idéologie de la concurrence, d'une croissance infinie, insoutenable dans un monde aux ressources limitées, et avec le culte de l'immédiateté du désir, le refus de la réflexion critique qui seule peut favoriser l'émergence de citoyens plutôt que de simples consommateurs et travailleurs en lutte les uns contre les autres pour un peu de profit et d'accumulation matérielle, de quelques miettes de libertés dont ils sont incapables de disposer d'eux-mêmes, en conscience, de manière responsable. A l'idéologie d'une liberté qui ne s'approprie pas, mais se veut puissance infinie, matérialisée par la propriété voulue toujours plus importante du Capital qui la matérialise, la concrétise dans le monde devenu économique, liberté réservée à quelques uns, distribuée par le Marché aux prédateurs les plus « compétitifs », qui alors dans un monde aux ressources limitées ne peut que s'établir comme volonté de pouvoir sur autrui, concurrentielle, doit se substituer une philosophie de l'autonomie donnant lieu à une pratique tant individuelle (éthique) que collective (politique) de la solidarité, reposant sur la juste répartition des ressources communes : que chacun puisse échanger à partir de ce qui lui revient de droit en tant que membre à part entière de la collectivité, qui contribue à son développement. Il nous faut prendre conscience que l'autonomie de chacun dépendant de celle de tous, les valeurs premières que doit promouvoir toute société sont non une liberté abstraite et concentrée entre les mains de quelques uns, mais l'autonomie de tous et donc la solidarité institutionnalisée. La Liberté ne va pas sans l’Égalité et la Fraternité, faut-il le rappeler ?

A/ L'idéologie de la liberté-puissance ou le culte du Capital : la morale néo-libérale

La mise en concurrence forcée des travailleurs brise toute solidarité, le fondement même du lien social. Le Capital matérialisant la liberté devient la valeur première après laquelle tous courent en un affrontement sans pitié. Le Capital, véritable idole de la société contemporaine, est recherché et réinvesti sans souci éthique en vue de sa seule reproduction, de son accroissement infini, de son accumulation. Alors que les moyens nécessaires à une éducation de qualité s'amenuisent sous l'effet des coupes budgétaires, et pendant que la paupérisation des populations s’accroît, les profits de la grande industrie sont en constante augmentation et les spéculateurs spéculent sur la crise. La liberté se concentre entre les mains des détenteurs du Capital, tous courent après les quelques miettes qui sont laissées aux travailleurs, et peu disposent des conditions économiques et psychologiques d'une réelle autonomie. Les moyens de l'autonomie, à savoir des ressources matérielles suffisantes pour une vie dans la dignité, une éducation de qualité, un accès libre à l'information, à la culture et à l'expression, sont confisqués. En parallèle à cette régression sociale, à ce recul d'une autonomie qui des Lumières à la cinquième république n'avait fait que se développer, les mass-médias aux mains de l'industrie et lui servant de relais nous abreuvent de propagande néo-libérale ou néo-conservatrice, et l'art, expression critique par excellence, est confisqué par le marketing : l'ensemble de notre culture est tournée vers la consommation effrénée garante de la reproduction du Capital par l'accroissement de la Croissance. Les capacités réflexives nécessaires à l'autonomie ne sont pas développées, et la solidarité qui contribue au progrès de l'autonomie de chacun est dévalorisée par l'idéologie du tout concurrentiel. La double aliénation, matérielle et psychologique, globalement culturelle, rend difficile le développement de l'autonomie comme rapport social de solidarité, divise la société, diminue nos capacités à développer l'éthique comme rationalisation de nos fins, dont Apel remarque qu'elle se trouve dépassée par les progrès d'une technique comme rationalisation des seuls moyens, qui dès-lors se trouve concentrée entre les mains des puissants et mise au service du développement des inégalités. Rabelais ne disait-il pas que « science sans conscience n'est que ruine de l'âme » ? Tout ceci rend urgent le développement de l'éthique et de ses conditions matérielles et culturelles, le changement de paradigme, ou plutôt d'épistémè comme dirait Foucault, c'est à dire de la structure précompréhensive du monde qui caractérise comme telle notre époque post-moderne et en détermine la culture, les théories et les pratiques. Ni plus ni moins que les structures sous-jacentes de nos rapports au monde et à l'autre, de notre mode d'être historique – nos structures existentiales les plus fondamentales qui constituent la forme générale de la relation que nous constituons au monde et à autrui.

Il s'agit de réaffirmer l'idéal du citoyen contre la production massive de consommateurs-travailleurs déconnectés d'eux-mêmes et d'autrui, séparés de leur activité, coupés de leur propre identité qui ne se construit jamais que par la discussion avec autrui et la réflexion critique.

Dans la concurrence, la liberté-puissance ne se convertit pas en autonomie, ne s'approprie pas à elle-même comme responsabilité ; le sujet ne parvient pas à mobiliser les ressources communes qui permettent sa propre construction comme sujet critique ou citoyen.

Dans la surconsommation, la satisfaction immédiate des désirs déterminés prime sur l'appropriation critique de ces déterminations qui permettrait au sujet de s'orienter de lui-même de manière responsable : aveugle à lui-même, l'agent est fortement conditionné à servir par son travail inlassable et sa consommation immodérée les fins du Capital plutôt que les siennes propres, et ce par les moyens du capitalisme : la lutte contre autrui plutôt que la coopération.

Alors que l'autonomie régresse, la Croissance matérielle produit un désastre humain et écologique sans précédent qui met en péril la survie même de l'humanité, maintenant à moyen terme.

Il s'agit dès-lors de remettre en avant la coopération en vue de permettre l'appropriation de soi qui seule autorise l'association pacifique, permet la société : la société ne peut que s'autodétruire en poussant les hommes à suivre leurs pulsions et à s'opposer les uns aux autres, rendus aveugles à leur intérêt à la coopération. Une telle société est une société aliénée à ses propres déterminations historiques, qui ne s'approprie pas collectivement, une société schizophrène, divisée, société de classes qui ne parvient pas à constituer son iodentité dans l'intersubjectivité populaire mais se soumet toute entière au Surmoi collectif, aux représentations idéologiques de la classe dominante. Face au cercle vicieux de l'idéologie de la puissance immodérée, du Capital en vue de lui-même, du Marché comme norme absolue des rapports humains, il est crucial de poser le cerce vertueux de l'éthique, de l'autonomie comme solidarité : l'échange ne peut être libre qu'en s'articulant avec l'équité, la justice y compris sociale, ne peut être libre qu'en tant qu'économie d'agents tous réellement autonomes et donc responsables, devant eux-mêmes et devant autrui.

Libérer les échanges de la domination des nouveaux monarques signifie développer :

  • la justice sociale, par la distribution équitable des ressources collectives, le développement de services publics dont la seule mission est d'assurer les besoins indispensables de la population, et la souveraineté monétaire :

  • la démocratisation de la société (institutionnelle, économique et financière) : promouvoir une culture du débat démocratique, assumer la chose publique, réformer les institutions en vue d'une démocratie plus participative et parlementaire sinon directe ; soutenir l'économie auto-organisée ; collectiviser les ressources naturelles et la création / destruction monétaire ;

  • l'éducation critique : donner tous les moyens nécessaires à l'éducation et axer les programmes sur l'acquisition et le développement de l'autonomie subjective critique à travers la pratique de la coopération, plutôt qu'en favorisant la compétition et la reproduction des schèmes néolibéraux et des inégalités ;

  • l'accès libre à l'information, la culture et à l'expression : développer et démocratiser les accès, rompre avec les lois favorisant la concentration économique de la culture et des médias ;

  • la justice réparatrice (abandon de l'illusion pénaliste) : favoriser une justice de la discussion et de la réconciliation, qui vise l'élaboration par les parties en présence d'une vérité commune et la réparation du préjudice, préférentiellement par le coupable, pour les victimes plutôt que la punition du délinquant ou du criminel ; se donner les moyens sociaux, éducatifs et psychologiques de la réinsertion plutôt que d'évacuer le problème par l'enfermement qui ne peut qu'accentuer le processus d'exclusion et la dangerosité, et par le châtiment qui ne développe pas les conditions psychologiques de l'autonomie. Privilégier la prévention par des mesures d'accompagnement social à la répression de comportements inciviques fortement conditionnés par la chose sociale et dans lesquels la collectivité a sa responsabilité à prendre.

Il s'agit de se réapproprier les conditions matérielles et culturelles de l'autonomie des agents participant aux échanges, en en réaffirmant les principes : liberté, respect, solidarité, sincérité, mais aussi responsabilité.

 
B/ L'éthique de l'autonomie face à la morale comme aliénation à l'idéologie : Idéal du Moi et Surmoi

Les valeurs universelles ne sont pas des dogmes absolus issus d'une prétendue connaissance transcendantale. La foi relève de la conscience individuelle, de la sphère privée ; l'organisation de la sphère publique doit reposer sur des normes partageables par tous les êtres humains. Ces principes doivent alors pouvoir être déduits de nos dispositions communes : notre désir commun d'autonomie, notre capacité et notre intérêt commun à la discussion : pas de transcendantalisme métaphysique, de l'absolu fantasmé au subjectif, mais du subjectif au subjectif par le rapport d'intersubjectivité interindividuelle, humaine. Est commune à tout individu recherchant son autonomie la norme universelle de solidarité qui peut alors constituer le fondement humaniste de l'éthique, du droit, du politique. Parce que tous en effet ont intérêt à l'autonomie qui constitue la possibilité même de pouvoir avoir des intérêts qui soient bien les nôtres, tous ont intérêt à l'autonomie d'autrui et ainsi à la norme de justice, dès-lors qu'ils sont en mesure de comprendre l'exigence de la justice sociale comme institution de la solidarité. C'est une norme d'autonomie, donc de responsabilité, qui implique l'action positive de chacun en vue d'une conduite éthique, la régulation n'étant pas externe, par le Marché absolutisé, idolâtré, comme le soutiennent les néolibéraux. Il y a nécessité de prendre en compte les intérêts, les préférences, les capacités et les fragilités de l'autre en vue de ne pas porter par notre action atteinte ni laisser par notre inaction porter atteinte à son autonomie. Le libéralisme classique lui-même ne nie pas que la société ait en charge l'institutionnalisation d'une certaine solidarité pour soutenir l'autonomie des échanges. De Locke à Rawls se fait entendre l'exigence d'une justice sociale et d'un souci tant individuel que collectif de l'éthique.

L'éthique procède de l'Idéal du Moi qui édicte des normes pour l'action, révisables et visant la satisfaction optimale des désirs profonds du sujet (son vouloir-être, pour reprendre l'expression heideggerienne). L'Idéal du Moi est l'instance autorégulatrice du comportement qui vise à accorder le vouloir et le pouvoir, la volonté et ses possibilités. L'Idéal du Moi se forme par apprentissage : imitation, observation, essais, erreurs... La morale à l'inverse procède du Surmoi qui est la sclérose de l'Idéal du Moi : le Surmoi n'assume pas son autofondation mais projette son fondement sur l'Idole qui est objectivée : la chose en soi, le Dieu dont la norme est une loi absolue non révisable, à laquelle le sujet se soumet aveuglément et entend soumettre autrui.

Comme le sujet individuel est de prime abord et le plus souvent aliéné à son Surmoi, à une morale coercitive intériorisée et inappropriée, non fondée en raison mais socialement déterminée – à la dictature du 0n auquel, toujours, le sujet a à s'arracher d'avantage, dit Heidegger – il existe une aliénation collective ; la société est elle-même aliénée à ses propres idoles, à des représentations fausses du monde, de l'Homme, de la liberté, qui possèdent une valeur normative et conditionnent alors nos modes de vie. Aussi la collectivité dans son ensemble a-t-elle à travailler continuellement et en commun à leurs critiques, à consolider l'esprit intersubjectif contre l'aliénation aux représentations idéologiques de classe. La raison se heurte aux résistances de l'idéologie. Bourdieu a assez bien montré ces mécanismes de reproduction de l'idéologie dominante, à travers les institutions, l'éducation, les médias, la reproduction des comportements du prochain qui structure la formation de l'identité, le processus de sélection économique, de classe, à l'université responsable du maintien des mêmes familles dans les sphères du pouvoir, décennies après décennies... Adorno et Horkheimer parlent d'une dialectique négative : dialectique de la raison qui se retourne contre elle-même, quand la société résiste aux développements de la raison collective et reproduit les anciens schémas idéologiques. Il semble que nous soyons en présence d'un tel phénomène. Si l'Histoire en tant qu'elle est l'Histoire des libertés, est celle d'un déploiement de l'autonomie à travers les développements de la raison, comme la liberté demeure toujours libre de se nier elle-même, l'Histoire des libertés peut se retourner contre elles et se complaire dans l'aliénation. Elle ne progresse alors pas linéairement mais par cycles et par ruptures. Ainsi, l'affirmation de l'autonomie qui se fait jour depuis Kant et est aujourd'hui mieux comprise peine à trouver dans l'espace social des applications pratiques, tandis que les dogmes d'une économie dépassée continuent à régir nos vies. Pour autant, ces dogmes qui ont aujourd'hui prouvé leur absurdité et leur dangerosité sont maintenant de plus en plus régulièrement et vigoureusement remis en cause, par une part croissante de la population mondiale – y compris, fait nouveau, de la population occidentale.

Avec la crise du système capitaliste se renforce comme ce fut le cas dans un contexte similaire aux plus sombres heures de notre Histoire le danger de la montée des communautarismes et de nouvelles formes de xénophobie. Le repli nationaliste ne saurait bien évidemment constituer une solution et procède des mêmes schémas dominateurs et d'exclusion de l'autre impropres au développement de l'autonomie. L'identité nationale se construit dans l'échange, est dynamique et doit se critiquer en permanence en passant par la discussion et le regard de l'autre pour ne pas scléroser, devenir le Surmoi comme résistance de l'Idole.

Il s'agit de réitérer l'affirmation de la solidarité comme norme universelle – au sens d'une intersubjectivité humaine – d'autonomie : solidarité interindividuelle et solidarité entre les peuples, contre toutes les exclusions et toutes les tentatives de domination de l'autre ; solidarité déterminée par la responsabilité individuelle et promue par l'éducation, comme norme éthique ; solidarité collectivement institutionnalisée comme justice sociale. Ce n'est qu'à ce prix que nous nous sauverons de nous-mêmes.

Il s'agit de rompre avec les idoles issues de croyances dépassées, non pour s'aliéner à de nouvelles idéologies prétendant détenir une solution pour sauver quelques uns en excluant tous les autres, mais en critiquant nos schémas de pensée traditionnels pour dépasser l'individualisme vers un interindividalisme équitable qui ne devra pas se confondre avec une tyrannie de la collectivité : il s'agit d'articuler le libre-échange et les libertés individuelles avec l'institutionnalisation de la solidarité et le développement collectif de l'autonomie de tous et chacun. Un vaste travail d'invention de solutions éthiques, économiques et politiques est à faire en ce domaine.

A charge pour nous qui en sommes les héritiers de poursuivre l'entreprise d'émancipation amorcée avec les Lumières, en dépassant la conception traditionnelle de l'autonomie et de la subjectivité pour en saisir la dimension sociale, interindividuelle, collective, universelle. L'Histoire n'est pas achevée mais un nouvel âge d'expansion de l'autonomie, comme il y en a eu plusieurs durant notre Histoire, est toujours à produire ainsi que l'a vu Castoriadis. Il s'agit, nous dit ce philosophe, de rompre avec la fondation hétéronomique, religieuse, de la société, pour assumer l'autofondation du social comme chose commune dont dépend notre autonomie individuelle. La souveraineté populaire est à reconquérir, et l'autonomie individuelle à construire en commun. Cela implique d'abandonner la foi aveugle en des dogmes qui ne sont que la résurgence des schèmes traditionnels du vieux monde. Michel 0nfray, Danny Robert-Dufour et tant d'autres ont bien montré ce que Weber disait déjà : le Capitalisme n'est rien d'autre qu'un système religieux reproduisant les structures du précédent et le néo-libéralisme en constitue l'idéologie contemporaine, la justification a posteriori. Qu'est-ce que la Main Invisible en effet sinon celle de Dieu distribuant le Capital, la Liberté ; qu'est-ce que l'idée d'une Croissance Infinie sinon la représentation d'une manne céleste ? Certes nous ne contesterons pas que les mécanismes économiques puissent dans une certaine mesure s'autoréguler, mais qu'est-ce que l'identification de cette autorégulation à une harmonie morale, l'affirmation selon laquelle ces mécanismes seraient profitables à tous – ce que contestera toute personne sensée –, l'objectivation des préférences subjectives dans la maximisation du Capital global, sinon une pensée dogmatique et absolutiste ? Qu'est-ce que l'attachement aveugle à ces concepts dont on a montré l'absurdité et alors même que leur échec est sous nos yeux sinon une certaine forme de fanatisme ?

C/ La religion capitaliste et la reproduction des idoles

L'utilitarisme qui inspire fortement notre système économique prétend maximiser l'utilité générale pour faire « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». Fort bien ! Mais Mill nous met en garde contre une interprétation trop simpliste et objectivisante, absolutiste, de ce principe : comment évaluer les préférences de chacun ? Qu'est-ce que l'utilité générale ? Comment la calculer ? D'autre part ce système conduit à des aberrations : ainsi il serait profitable de sacrifier une minorité, ou à l'inverse il faudrait privilégier les préférences d'un seul ou de quelques uns contre celles de tous les autres, si cela augmente plus le profit global. A l'inverse, Mill place l'autonomie subjective en tête des valeurs collectives : maximiser l'utilité générale passe par une maximisation des libertés individuelles de chacun et ne peut se faire que dans le respect de l'autonomie de tous. Il ne doit plus alors s'agir d'objectiver les intérêts d'une classe, d'en faire le prétendu bien commun, de viser la seule maximisation des profits globaux sans se soucier de leur répartition et des choix de vie personnels. La notion d'autonomie nous rappelle l'importance de tenir compte des préférences subjectives de chacun dans nos actions particulières, et dans l'évaluation de l'intérêt général, et donc l'intérêt de la discussion démocratique : il importe de respecter les préférences privées dès-lors qu'elles ne s'opposent pas à l'autonomie d'un tiers.

Weber montre bien quant à lui comment le système capitaliste naît d'une transformation de la religion catholique consécutivement à la Réforme. Mais contre l'inscription de ce nouveau système de croyances et d'obligations qui en découlent dans la nouvelle tradition protestante, Walter Benjamin montre que c'est en réalité une toute nouvelle religion qui reproduit les vieilles idoles dans le langage de la Modernité, assurant ainsi leur survie malgré les critiques virulentes que leur porte le rationalisme. Aux éléments que nous avons déjà identifiés (Capital comme Liberté inappropriée à elle-même ; mythe de la Main Invisible ; mythe de la Croissance Infinie), nous pouvons encore ajouter :

  • la Grâce comme distribution par le Marché sacralisé, seul normatif, de Liberté-Capital aux plus méritants, c'est à dire à ceux qui, parmi les élus (ceux qui possèdent originellement suffisamment de Capital pour l'investir) servent le plus fidèlement les valeurs de cette idéologie ;

  • les économistes et spéculateurs, nouveaux prêtres du Marché qui en décryptent la Loi et veillent à la faire appliquer par les agents privés et les États ;

  • une idéologie du travail et de l'ascèse commandant de faire fructifier sans relâche le Capital en vue de lui-même : toute activité non-lucrative, comme toute passivité à l'égard de cette tâche, est proscrite.

Le Capitalisme, note Benjamin, est une religion dont le culte marque toutes les facettes de la vie individuelle et sociale. Toutes les pratiques se sont tournées vers la seule reproduction de l'idole, par le travail, la consommation, l'investissement, l'épargne et la spéculation. Même les divertissements s'orientent vers cette reproduction. Tout doit être subordonné à la morale capitaliste.

Il n'y a pas de place dans cette religion du Marché, idéalisé et seul normatif, pour l'autonomie, l'action responsable, donc pour l'éthique, les comportements étant déterminés par la morale du système, confiée au Marché, et les agents étant sommés par cette morale de satisfaire sans les modérer leurs pulsions en travaillant à la production du Capital, à partir de lui-même et en vue de lui-même, sans jamais tenir compte de l'intérêt d'autrui, la Main Invisible ayant seule la charge d'harmoniser les biens et comportements, d'établir la « justice », de réaliser l'ordre moral.

L'argent devenu, de simple valeur d'échange, Capital, est idolâtré comme matérialisation de la Liberté qui choisit elle-même ses destinataires selon des critères moraux – et non éthiques - : le nouveau Dieu régissant notre monde.

Réduit à une fonction reproductrice du Capital, et marchandisable, le sujet humain, la volonté est réifiée, malgré l'injonction kantienne de considérer toute liberté « non seulement comme un moyen mais toujours aussi comme une fin ». Ceci marque encore la divergence entre un libéralisme économique qui accueille les dogmes capitalistes, et un libéralisme politique qui se fondant sur la notion d'autonomie, même encore mal comprise, s'opposa à de telles pensées absolutistes.

Le péché originel se trouve transcrit dans l'endettement général qui fait de tous, y compris des institutions démocratiques, les débiteurs des prêtres du capitalisme. Les générations futures se trouvent dès avant leur naissances enchaînées à cette faute de leurs aînés, porteuses et responsables de l'endettement. Le pauvre porte la culpabilité de ne pas avoir fait d'argent, de n'avoir servi la reproduction du Capital, et doit de ce fait être écarté de la vie publique. Le précaire, le SDF, celui qui ne suivant pas la mode ne participe pas au rituel de la consommation et à l'accroissement de la production... sont véritablement des « intouchables ». Si une certaine perméabilité demeure entre les classes, fruit du travail collectif de développement de la justice sociale effectué depuis un peu plus de deux siècles, celle-ci tend hélas de plus en plus à se resserrer avec les grands succès de l'entreprise de casse sociale amorcée par les néo-libéraux et poursuivie par leurs alliés objectifs, les néo-conservateurs. Et tous se voient ôter leur autonomie en la personne de leur responsabilité, puisque c'est le Marché seul qui est responsable de la répartition du Capital. Celui qui naît dans une précarité trop importante pour pouvoir réaliser du Capital durant sa vie est à jamais haï de Dieu. Le Capitalisme devient le destin de l'époque contemporaine, qui demeure inapproprié et dont les hommes ont à se saisir. Le remettant à lui-même, l'humanité se déssaisit de son autonomie et se soumet à un tel destin sur lequel elle n'a aucune influence.

Le culte de la puissance règne ainsi en maître sur la plupart des comportements humains et des structures sociales, nuisant au développement d'une éthique à laquelle il oppose sa propre morale.

A l'inverse, la conception également largement partagée d'un déterminisme absolu, issue d'une lecture dogmatique de Marx, de la sociologie et des sciences psychologiques (y compris la psychanalyse), a conduit à des comportements névrotiques dans lesquels l'agent abdique sa liberté en se soumettant aveuglément à ses déterminités inappropriées : « ce n'est pas de ma faute, je suis fait comme ça ». L'agent névrotique demeure incapable de critiquer une morale intériorisée, la Loi du Surmoi, de l'idole, autorité arbitraire, non fondée en raison, despotique et absolument déterminée. Comme le pervers idolâtre une représentation factice de sa Liberté perçue comme puissance immodérée, le névrosé se soumet lui aussi à l'idole de son Surmoi, dominé cette fois par une représentation des déterminations comme une loi de Fatalité dominant le monde et les hommes, et toute la vie de l'agent. Le déterminisme absolu conduit enfin à abdiquer l'autonomie collective, l'autodétermination individuelle et populaire, en faveur d'un régime bureaucratique et finalement totalitaire qui remet le pouvoir aux techniciens de l'Histoire chargés d'en interpréter les lois. De tels régimes soumettent par la Terreur toute la vie publique et privée à la morale d’État, à celle du Parti, là où l'idéologie de la liberté-puissance objective la morale d'une classe économiquement dominante, soumettant tout au diktat d'un Marché par elle dominé.

Ni le capitalisme d’État marxiste-léniniste, cette pauvre caricature de la pensée de Marx, ni l'anarchisme individualiste et son culte nietzschéen du surhomme, ni le nationalisme fantasmant une Nation dont l'identité est figée en l'idole, encore moins les libertarianismes (théories libertariennes) qui entendent radicaliser l'idéologie néolibérale, ne sauraient constituer d'alternative à cette religion qui trouve ses racines dans l'organisation verticale des premières sociétés de la domination. Toutes ces pensées restent prisonnières des catégories du capitalisme et reproduisent les structures de l'aliénation, le système sacrificiel (sacrifice de l'autre à soi, du collectif à quelques individus, ou de soi à l'autre, de l'individu au collectif). Il s'agit de développer plus avant la réflexion éthique pour faire reculer un peu plus, comme nous avons parfois su le faire dans l'Histoire, cette pensée dominatrice. Dans les domaines économique et politique, ceux qui ont le plus approché cette pensée de l'autonomie sont probablement les socialistes libertaires, sans toutefois encore la saisir pleinement. Bien évidemment, la critique de l'idéologie ne pourra jamais être achevée – nous ne critiquons jamais l'idéologie qu'à partir d'une position elle-même ancrée dans l'idéologie – , et c'est pourquoi elle aura toujours à être poussée d'avantage. La raison doit assumer sa finitude, ne peut tout connaître mais a avant tout pour fonction de critiquer les productions de la pensée qui sont d'abord largement irrationnelles. La raison doit s'assumer finie ; la liberté s'assumer comme autonomie.

Nous ne pourrons entrer dans un nouvel âge de l'éthique qu'en sortant plus avant de la morale qui est la nôtre. Il s'agit de raviver contre l'obscurantisme renaissant ces Lumières qui éclairèrent jadis brièvement notre voie. Dépasser l'antagonisme apparent entre liberté et déterminisme pour comprendre la nature sociale de l'être-au-monde ayant à se constituer comme sujet autonome.

Bien loin d'être sortis d'un système religieux, nous sommes ainsi tombés, note Danny-Robert Dufour, sous l'emprise d'une idéologie fondée sur un principe simple de légitimation d'une non-modération de la liberté, d'un rejet de l'éthique, principe énoncé par Bernard de Mandeville en 1704, répété depuis comme une litanie par les tenants du libéralisme économique et jamais démontré, selon lequel « les vices privés font la vertu publique ». A l'appui de ce principe, une interprétation erronée d'un concept flou d'Adam Smith (et auquel le philosophe ne fait que très peu référence) qui semblerait bien plutôt devoir chez lui renvoyer aux effets de la sympathie, donc à une conduite éthique: la notion de Main Invisible, cette force qui selon les exégètes du « libéralisme » économique équilibrerait d'elle-même le Marché dans le sens d'une maximisation des intérêts de tous. 0utre que faire de cette Main Invisible un mécanisme d'autorégulation économique est interpréter abusivement la pensée de Smith et déconnecter arbitrairement son éthique, qui met en avant la nécessité d'une prise en compte des intérêts d'autrui dans son action, et ses théories économiques (qui contrairement à une idée répandue ne s'appuient pas sur le concept de Main-Invisible, lequel n'a pris toute son importance que postérieurement), l'Histoire nous a maintes fois montré que ces mécanismes autorégulateurs allaient bien plutôt dans le sens d'une concentration du Capital, d'une dégradation de l'écosystème, et d'un affaiblissement des libertés de la plupart des agents. Ainsi, la concurrence « libre et non faussée » conduit à la formation de monopoles par les rachats successifs des entreprises les plus fragiles... Trusts contre lesquels nous mettait déjà en garde... A. Smith !

Le premier commandement de cette religion, « ne pensez pas, dépensez ! » montre à quel point ce système s'inscrit contre une tradition de l'éducation qui mettait en avant la maîtrise de soi, au profit d'un culte de l'immédiateté pulsionnelle qui s'oppose à toute constitution d'une autonomie responsable propice à une compréhension de l'éthique. Dès-lors la régulation n'étant plus effectuée par les agents eux-mêmes, de manière interne, autonome, et le Marché déséquilibré ne pacifiant pas en réalité les rapports sociaux, bien au contraire, puisqu'il développe les inégalités, le contrôle des comportements devra, de plus en plus, s'effectuer de manière externe, hétéronome, de l'intérieur (par des molécules) et de l'extérieur (par l'extension des techniques de surveillance) – ce qui ne sera pas sans conséquence sur le fonctionnement démocratique des sociétés libérales – au niveau des esprits par des processus de conditionnement de la volonté tels que la publicité ou les manipulations médiatiques, et au niveau des corps par la contrainte physique, le renforcement de la présence policière, et l'usage de médicaments tels ceux que l'on administre de plus en plus aux enfants dits « hyperactifs ».

C'est, dit encore Danny-Robert Dufour, ce passage de l'ancienne religion catholique à la nouvelle religion capitaliste qui est responsable de ce changement que notent les psychanalystes : que les névroses qu'observait Freud sont de moins en moins le mode d'être majoritaire, alors que les troubles pervers s'intensifient. C'est qu'il y a un lien direct entre la structure idéologico-sociale collective (intersubjective) et la structure socio-psychologique inividuelle (subjective) : le sujet et l'ordre collectif sont en relation de codétermination mutuelle et le culte de la pulsion ne peut qu'induire des comportements tournés vers la négation d'autrui comme fin en soi, autre liberté, personne à part entière. L'on pourrait encore s'interroger sur la montée inquiétante des psychoses et autres personnalités borderlines. Là, dans le rapport entre le changement de la morale et la modification des pathologies courantes, et plus largement dans la relation de la morale dominante aux modes d'êtres individuels ou structures existentiales subjectives, se trouve un problème hautement éthique.

Toujours selon Dany-Robert Dufour, la révolution culturelle de 68, avec des slogans tels que « jouissez sans entrave ! », si elle a précipité la chute de l'ancien ordre moral conservateur – ce même ordre moral qui renaît de ses cendres avec le déclin du capitalisme – a favorisé le développement culturel du néo-libéralisme, faute de parvenir à poser une pratique conforme à la pensée de l'autonomie, mais demeurant prise dans l'idéal d'une liberté conçue comme satisfaction immodérée des pulsions. Pourtant, déjà à l'époque, des philosophes et des minorités agissantes affirmaient la nécessité d'une société axée sur l'autonomie et la solidarité, sachant bien qu'un mouvement libertaire ne peut être qu'aussi socialiste, conscients de l'importance de la coopération pour la société et l'individu.

Si l'on ne peut que se réjouir du déclin des valeurs traditionnelles, profondément réactionnaires et oppressives, patriarcales, culpabilisantes, maximalistes (qui donnent au rapport de soi à soi une valeur morale), sexistes, racistes ou à tout le moins fortement ethnocentrées, homophobes... l'on ne peut en revanche que déplorer que cette perte des valeurs consécutive d'un désenchantement du monde ne se soit accompagnée suffisamment d'un développement de l'autonomie, se confondant dès-lors avec une perte de repères pour des individus incapables de construire leurs propres valeurs compatibles avec la vie en commun. Bien au contraire, le monde a été réenchanté et les valeurs de la compétition de tous contre tous, du culte de la puissance et de la satisfaction immédiate, de la non-maîtrise de soi, se sont imposées et conditionnent fortement les comportements des agents sans qu'ils puissent reconnaître ces déterminismes.

L'idéologie néo-libérale et l'idéologie néo-conservatrice possèdent ceci de commun qu'elles se fondent sur l'idole de la liberté non comprise comme autonomie mais comme pure puissance à maximiser sans limite pour promouvoir des systèmes dans lesquels toujours une minorité concentre le pouvoir – la liberté – au détriment des individus et des peuples. Soit qu'une élite politique s'approprie les institutions, soit que celles-ci soient affaiblies afin de laisser les mécanismes « autorégulateurs » du saint-marché concentrer les richesses entre les mains de quelques uns, c'est à dire que le pouvoir politique passe la main aux puissances économiques. Sortir de tels systèmes signifie alors renoncer à nos illusions sur la Liberté, à nos conceptions de l'Homme comme d'un sujet absolument désengagé, purement rationnel, transparent à lui-même et indifférent pour son autonomie aux circonstances. Cela signifie assumer la solidarité comme la norme collective de l'autonomie. A l'idéologie de la domination, comme à celles qui, relevant du même schéma métaphysique et que l'on croyait éteintes, retrouvent aujourd'hui une seconde jeunesse et prétendent succéder au capitalisme en nous faisant retourner des siècles en arrière, nous devons opposer une pensée de l'autonomie, de la solidarité universelle, humaniste et critique, tournée vers l'avenir. Il s'agit de construire en commun la société des citoyens, la République solidaire.

L'autonomie comme déconstruction de l'aliénation morale : vers une construction autonome de l'éthique

La citoyenneté suppose un statut d'agent autonome universel reconnu par tous à chacun, la non-domination politique, économique, psychologique, la connaissance de soi, l'assumation de notre responsabilité comme essence de notre liberté dans le monde de la coexistence, comme rapport de coexistence pacifique avec autrui, de notre intérêt à la coopération. Les pouvoirs publics doivent se donner les moyens d'un tel développement de l'autonomie et de son extension à toutes les couches de la population, et chacun a un rôle à jouer dans cette révolution éthique.

Il nous faut comprendre aujourd'hui, en prenant acte des développements récents de la philosophie et des sciences humaines, que l'Homme a besoin de l'Homme pour être plus qu'un animal soumis à ses pulsions, à ses déterminismes, pour être capable de s'approprier comme individu à part entière, de se constituer comme sujet critique, comme citoyen. Chacun y a sa responsabilité : il nous faut travailler en commun à la refondation de la norme qu'appelle le constat de l'impasse dans laquelle nous nous sommes engagés. Il s'agit de dépasser l'individualisme, non vers un totalitarisme ultra-collectiviste qui nierait les libertés individuelles, mais vers un interindividualisme équitable assumant que l'individu se construit comme rapport à l'autre, par le rapport à l'autre, qu'il comporte une dimension sociale intrinsèque qui exige de lui, en vue de lui-même, de sa propre autonomie, qu'il assume son ouverture à autrui comme un devoir de solidarité que la société a alors à institutionnaliser en développant les institutions de la justice sociale. La justice en effet ne peut se contenter de demeurer formelle, juridique, mais doit être matérialisée par une pratique collective de soutien aux plus fragiles propice à réaliser l'égalité des chances.

La société répond au besoin de sens de l'individu, écrit Castoriadis, en sublimant ses désirs pulsionnels dans des valeurs collectives, d'abord historiquement déterminées, que les individus ont en retour la charge commune de critiquer, rationaliser. Les valeurs morales sont originairement hétéronomes : intériorisées par les individus malgré eux et sans qu'ils en aient tout à fait conscience, et fantasmées par la société à partir de croyances religieuses. C'est sa fondation mythique. La tâche de la raison, des hommes et de la liberté est alors de critiquer ces idoles tant individuellement que collectivement : que des individus remettent en question leurs croyances et raisons d'agir pour remettre en cause les normes sociales, permettant à d'autres individus de s'en détacher. Le problème est alors qu'il faut trouver une nouvelle norme qui ne soit pas hétéronome mais procède de l'auto-institution des sujets moraux, des citoyens et de la société.

Le nihilisme qui culmine avec Nietzsche est pour Heidegger le stade ultime de la métaphysique : celui de son anéantissement : depuis Hume et le renouveau du scepticisme, devenu méthodologique, puis l'intégration du moment sceptique dans la dialectique, la critique, la métaphysique a été discréditée : sa prétention à représenter les choses en soi et à en tirer des principes, notamment moraux, a été réduite à néant. Les valeurs traditionnelles, privées de cette fondation, perdirent la foi des nouvelles générations. Mais faut-il avec Nietzsche, à présent que « Dieu est mort », pour autant renoncer à tout principe quji pourrait faire office de norme, nous être commun ? Nous savons depuis le discrédit dans lequel la pensée critique a plongé la métaphysique qu'il n'y a pas de chose en soi, que le monde en soi n'est pas accessible et qu'il n'y a d'autre norme universelle que celle qui, intersubjective, concerne toute l'humanité : la norme de justice – pas de principe objectif, d'absolu transcendantal, de valeur immanente, pas de Bien en soi. Le bien est toujours subjectif, ou intersubjectif. Il est d'abord affaire personnelle : ce qui est bon pour moi, et ne doit pas être objectivé sous peine de violer la souveraineté que possède toute conscience pour définir son bien propre. Pourtant il existe un bien commun que l'on peut trouver dans une intersubjectivité étendue à l'humanité. S'il existe des biens mineurs absolument subjectifs, les plaisirs qui naissent de la satisfaction des désirs, le bien par excellence, qui est le premier bien de chacun et celui de tous, est bonheur : accord de soi avec soi, appropriation de soi, compréhension, maîtrise et expression de soi – l'autonomie. Ricoeur caractérise ce bien comme la possession par le sujet d'une puissance d'exister. Qu'est-ce alors que le mal sinon la négation de cette propriété : la négation de la puissance d'exister du sujet ou de son droit et/ou de sa capacité à disposer de lui-même en conscience, soit qu'aucune puissance ne soit disponible, soit qu'il en soit désapproprié, qu'elle lui soit aliénée. Le juste et l'injuste sont alors, dit Ricoeur, le bien et le mal (originairement ressentis subjectivement) rapportés à autrui, non objectivés mais vus de sa perspective : le soutien actif ou l'atteinte à l'appropriation qu'il peut faire de sa puissance d'exister, ou à cette puissance elle-même.

L'esprit du peuple est lui-même originairement aliéné, étranger à lui-même (fondation hétéronome, mythologique, des sociétés, qui se retrouve dans les mythes véhiculés par l'Histoire traditionnelle) et divisé (structure antagoniste des sociétés de classes). Il est constitutivement ouvert à l'altérité, naît de l'autre (toute société est issue d'une autre et évolue par ses contacts avec d'autres), qui lui permet de se critiquer, d'évoluer, de se rationaliser et de minimiser son aliénation collective. Les groupes humains ont alors besoin les uns des autres pour évoluer, se sortir mutuellement de l'aliénation, ne doivent pas se fermer mais à l'inverse s'ouvrir les uns aux autres, ce qui suppose de développer les conditions d'un véritable dialogue interculturel, entre les peuples et avec les minorités qui composent notre population, ainsi que les conditions d'une coopération entre les individus et les peuples. Cela implique encore de promouvoir une culture de la paix présupposant la justice qui seule permet la coexistence pacifique, et invitant donc à la défense des droits universels et au soutien aux peuples en lutte pour leur autonomie, sans justifier l'impérialisme : nous ne saurions demeurer indifférents à la détresse d'un peuple ou d'une minorité ethnique, culturelle, religieuse... opprimée ou massacrée par un tyran, pas plus que nous ne saurions tolérer qu'un État, quel qu'il soit, viole les droits de sa population ou de ses voisins, colonise des territoires au mépris de ceux qui y vivent. A fortiori, nous ne saurions sans trahir les principes de notre propre humanité jouer un tel rôle colonial, que ce soit par des moyens militaires, politiques, économiques, financiers... Cela exige enfin de nous que nous rompions avec cette logique absurde qui prétend s'opposer à la libre circulation des personnes alors même qu'elle impose celle des biens et du Capital.

Il s'agit pour les hommes de s'accepter et se soutenir mutuellement en leur autonomie, de développer une solidarité interhumaine, qui doit dépasser les frontières, en tant qu'elle constitue la norme universelle d'autonomie.

0r nos sociétés contemporaines ont au cours du siècle dernier rejeté de plus en plus vigoureusement la norme de solidarité au profit du respect des libertés de ceux qui en possèdent les conditions matérielles et psychologiques, sans tenir compte de ceux qui ne les possèdent pas et leur sont alors soumis, et au profit de la compétition entre les hommes, dramatique pour ceux qui ont été le moins favorisés par leur naissance. Face à ce refus, des initiatives de plus en plus nombreuses tentent avec peine de développer des alternatives, ou simplement de résister chacune à leur niveau.

La norme de l'éthique nous enjoint de respecter l'autonomie de celui qui la possède, et soutenir sans autoritarisme la construction de l'autonomie de celui à qui elle fait encore défaut. Il nous faut nous rendre attentifs à l'autre, prendre en compte ses fragilités.

L'éthique alors, si nous la comprenons, nous impose un devoir de résistance et, par delà, d'une déconstruction de l'idéologie qui est en même temps une reconstruction sociétale. Il est impératif, si nous voulons améliorer nos conditions d'existence, de nous opposer à la casse de la solidarité (des services publics, de la justice sociale, des solidarités intergénérationnelles, intercommunautaires, à la fermeture des frontières, à l'idéologie du tout-concurrentiel...) et au transfert de la souveraineté du peuple aux monopoles économiques, aux élites financières, aux trusts médiatiques et aux instances non-élues. Il nous faut encore nous opposer à la corruption de nos représentants et aux atteintes de plus en plus violentes et régulières à la constitution par ceux-là mêmes qui sont chargés de la faire respecter et de l'appliquer. Mais nous ne devons pas nous cantonner à un rôle défensif : la tâche qui nous incombe est celle d'une construction, d'une invention de la société de demain, à l'heure ou s'effondre celle d'hier : nous réapproprier nous-mêmes en nous réappropriant la chose publique – la Res Publica.

La déconstruction de la métaphysique de la domination devra comme on l'a vu se jouer sur plusieurs fronts : éducatif, social, culturel, politique.. et bien évidemment éthique. L'art a pleinement son rôle à jouer dans l'invention de nouvelles normes, en tant que précurseur de nouvelles compréhensions, précurseur du langage, déplacement de la compréhension et de son langage vers de nouveaux champs (de la pensée) à investir. L’œuvre, la création, est un élan de l'autonomie, l'expression de l'Appel de la conscience ou de la liberté à se saisir d'elle-même dans l'auto-compréhension qui est aussi une nouvelle compréhension du monde, lorsque le langage y échoue, et ainsi une entreprise de désaliénation. L'art est la production de sens nouveaux, nouvelles significations porteuses de nouvelles directions. Précurseur de nouveaux discours et de nouvelles manières de penser et donc de faire, l'art est du même coup entreprise de déconstruction symbolique des anciennes manières, l'intuition d'une réalité émergente. « Lorsqu'un seul homme rêve, ce n'est qu'un rêve ; lorsque beaucoup rêvent c'est le début d'une nouvelle réalité. » a écrit F. Hundertwasser. La création artistique est une expression de l'autonomie de l'artiste ouvrant un champ de différance active avec le spectateur, espace de déploiements possibles du sens entre les subjectivités en présence que ce sens travaille en étant par elles travaillées, espace de jeu dans lequel le spectateur interprétant joue et est joué, en lequel se mêlent activité et passivité, émission et réception, dans lequel s'invite la pensée du dehors propre à ouvrir ce spectateur à sa propre autonomie. Nous dévoilant l'autre, l’œuvre nous renvoie à nous-même à travers son interprétation et le questionnement qu'elle induit en nous, nous ouvrant à notre propre authenticité. La création artistique se distingue radicalement de l’œuvre publicitaire en ce qu'alors que cette dernière est une parole fausse qui prétend dire le vrai, l’œuvre d'art est une parole vraie, au sens d'une appropriation authentique de l'inauthentique, qui se présente comme une illusion. L'art s'approprie la facticité du monde pour la révéler comme telle, en dévoilant du même coup la vérité. L'importance d'une œuvre se mesure alors non à son degré de technicité mais à sa capacité à nous instruire de quelque chose et à déplacer tout un champ de problèmes admis pour nous faire découvrir une véritable terra incognita, ces épistémès oubliés vers lesquels Foucault nous invite à nous laisser dériver. C'est pourquoi Gadamer critique l'isolement de l'art pour l'art pour lui préférer l'allégorie et mettre en avant la signification éthique et la portée historique de la création artistique. A l'éducation à l'art qui l'enferme dans la technicité, il préfère une éducation par l'art.

Cultiver son bonheur suppose une esthétique de l'existence, c'est à dire de soi, du rapport que l'on constitue au monde : l'apprentissage et la culture du rapport au monde et à l'autre qui permet l'expression de notre liberté dans le monde déterminé de la coexistence. Il s'agit pour ceux qui ont conscience de la nécessité pour leur propre bien-être de développer l'autonomie comme rapport authentique au monde et à l'autre qui permet à la liberté de se frayer un chemin parmi les déterminations, de ceux qui savent l'urgence d'une réactualisation de l'éthique dans une société qui la nie, sans pour autant retomber dans l'illusion métaphysique d'une morale transcendante, ni plus ni moins que de redonner, ensemble, à l'Histoire – notre Histoire – son sens de déploiement de l'autonomie comme rapport social par la raison collective, la discussion et l'action collectives dans l'espace public. Telle est notre responsabilité, qui se fait d'autant plus criante que les abus et la dépossession de soi ont progressivement fait déserter ce terrain à la majorité de nos concitoyens, affaiblissant encore d'avantage notre fragile et encore bien imparfaite démocratie.

Il y a, plus que jamais, nécessité pour les hommes de fonder en commun une culture de l'autonomie comme norme de l'éthique et fondement du droit et du politique, comme norme de liberté mais aussi de solidarité qui réconcilie Liberté et Égalité et fonde tout pacte social.

Ce travail sera collectif ou sera voué à l'échec, mais comme toute tâche collective, il devra s'appuyer sur des individualités conscientes de la nécessité d'un tel changement, et motivées par la perspective d'y participer, chacune à son niveau. La tâche est immense, à la mesure des enjeux : il nous appartient de choisir aujourd'hui si nous voulons être les rouages de la société d'hier, ou les inventeurs du monde de demain.

Loïc Hautevelle-Garcin (aout 2011)