REFLEXION ETHIQUE D'UN MEDECIN DE FAMILLE SUR SA PRATIQUE

Comment d’abord définir l’éthique ?
Parler d’autonomie du malade dans sa relation à sa santé, quel défi ! Autant que parler d’éthique ! Tout effort en cette direction vaut l’investissement et est de grande importance. Tenter dans nos confusions une conduite sensée, ne peut pas être décevant. Jadis médecin de famille, comment ai-je tenté cela ?
Le généraliste saisit très vite qu’il est autre chose que la médecine universitaire, que le caractère -la personnalité- est au cœur de la santé psychique. Imparfaits, nous le sommes par essence. Donc tous atteints du mal d’esprit qui nous caractérise. Vouloir l’autonomie du patient a pour corollaire la maturité, donc la lucidité, la responsabilité du médecin.  Qui peut se vanter d’une suffisante maîtrise de ses désirs, de ses excitations, de ses émotions, de leur irrationalité ? Un diviseur, cause de souffrance, se joue de l’âme humaine : l’illusion est la grande reine du jeu.
« Imaginaire, patient, autonomie, éthique » se présentent dans cet ordre décroissant d’importance, alors que l’idéal, certes inatteignable, serait de l’inverser. La faiblesse humaine, cause du mal-être, donne la priorité aux égocentrismes. Elle oublie le désir essentiel de toute existence : l’harmonisation par la satisfaction du sens et sa joie conséquente. La survie réglée, le bien-être en attente devient affaire de « sur-vie », passant par la réalisation des valeurs véridiques léguées par l’évolution. Encore faut-il les voir, et non les sortir de quelque métaphysique, puis les considérer vraiment.

Il ne fait aucun doute que l’humanité a perdu le sens (mythiquement, l’innocence). Évidente est sa désorientation. Tous les obstacles de la vie évolutive sont en situation de choix, de compromis entre des intérêts qui s’opposent. Rien dans l’évolution n’est à aucun moment totalement parfait, la vie se figerait,  ni vraiment imparfait. L’entre-deux tâche le juste milieu, soit un compromis, mais dans le réel. Là est le problème humain. Si l’homme ne peut poser ses conditions, si l’amour de la vie ne peut être que consenti, c’est qu’il doit se libérer de frustrations. Alors serait la liberté véridique par la libération de soi, et l’art du compromis qui est celui du juste milieu. Toute l’évolution s’adapte ainsi : c’est le sens, l’éthique. Nul individu, ni espèce, ne pose de conditions. C’est pourquoi les polémiques se dérobent à l’autocritique qui révèlerait ses propres errements. Dans la naturelle dualité, l’homme interpose un miroir, la vanité, qu’il doit impérativement briser pour retrouver l’unité et les valeurs essentielles.

L’éthique est évidente. Elle suit la Loi de la vie : le problème social compris, accepté, tout est mis en œuvre pour une solution forcément imparfaite selon les lois humaines et selon la Loi. L’éthique, on le voit est une moralité au-delà de nos morales conventionnelles, lesquelles incluent le faux, le semblant.

Toutefois nous ne devons pas trop idéaliser ! Jamais la nature ne produit l’objet ou le comportement idéal. Toujours il y a contrainte. La bonté de la vie n’a pas le critère sentimental des humains. Elle est ce qui, conséquemment à l’évolution, est naturellement bon, beau et bien. L’intelligence humaine émergeant peut parfaire son système social et ses amours par sa fertile imagination, à la condition d’une complicité qui par ses inventions ne renie rien de ce qui est. C’est pourquoi l’éthique par définition doit suivre ce sens-là d’un compromis mais du meilleur. Voilà ma façon de voir l’éthique comme naturellement évolutive.

Cela défini, comment l’appliquer dans le domaine santé ? 
Multiples et complexes sont les obstacles et les deux acteurs non libérés de leurs propres divisions. Difficulté du médecin d’acquérir puis de maîtriser un tel savoir ; difficulté à gérer ses propres angoisses d’échec, d’incompétence, d’impuissance, de culpabilité, de jugement ;  difficulté à éviter l’excès d’actes et de médicalisation par principe de précaution ou sous la pression des labos ; difficulté à maintenir une considération satisfaisante tant des décideurs politiques que des usagers de la santé, d’un monde de plus en plus susceptible, arrogant et méprisant ; difficulté de contenir cela dans un art si plein d’incertitudes. 
Mais tout autant difficulté du malade à comprendre le sens de sa relation à la santé à travers la médecine, à comprendre authentiquement le mot guérison par le message que sa nature lui adresse dans l’épreuve ; difficulté à trouver le bon tempo relationnel, sa juste distance à la médecine et au médecin, sa responsabilité active impliquant une maturité, un partenariat complice à travers une vie assainie et plus autonome, moins sujette aux assauts de l’angoisse ; difficulté à ne pas céder à l’illusion du plus d’examens, de médecins, de médicaments, de thérapies diverses : ce banal mais omnipuissant consumérisme.

Obtenir une relation médecin-malade apaisée et complice, fut donc toujours ma tâche principale. Me sont apparues essentielles deux qualités du thérapeute : l’écoute attentive et la disponibilité, et deux du patient : le travail de compréhension du problème comme de sa solution, et la confiance dans ce travail de transformation. Mieux cela est compris, accepté, activé, plus vite se fait le travail et l’accouchement du bien-être. Cela concerne tant les 75% de purs fonctionnels que les autres dits « organiques »,  ayant une maladie organique bien étiquetée. Alors peuvent s’entrevoir avec plus de justesse les besoins complémentaires, examens, avis spécialisés.., et la satisfaction du lien en cours entre les deux protagonistes. Si manque l’une des quatre qualités, la conduite manquera l’éthique, le sens d’un tel lien. Le non-sens maintiendra ou aggravera les problèmes à traiter. 
Pas d’autonomie ni de partenaire sans complicité, sans partage « intelligent » du message adressé par la nature. Tous les couples en la nature (moléculaire, végétaux, animaux, humains, même souvent en leurs histoires symbiotiques) sont en cette intelligence d’harmonisation. L’éthique est, dès les commencements, affaire d’excitation-réaction qui ne cesse de se déployer vers l’amour. Et c’est bien-là tout le Mystère avec un M majuscule.

Une autre médecine est possible. C’est un art d’être un bon médecin mais aussi d’être un bon malade. L’art d’un regard sur la relation. Ce regard, voilà l’obstacle. C’est lui qui se joue de nos leurres morbidement ou qui dissout les nuages l’obscurcissant.

Chacun doit apprendre à découvrir ce qu’il peut attendre du soignant, s’interroger sur les limites de celui-ci. Comprendre et accepter la relation est plus difficile que juger et condamner. Chacun doit savoir donner mais aussi recevoir. 
Comment je peux être un « bon malade » ? Qu’attendre raisonnablement du médecin ? Trouver la juste distance entre soi et l’autre, c’est cheminer vers l’autonomie. Entre l’imaginaire malade et l’imaginaire lucide, il y a place pour la pensée cherchant son autonomie, en se libérant de ses propres excès : ses exigences quotidiennes, ses illusions et prétentions. La juste distance n’est pas le juste milieu aristotélicien entre le trop et le pas assez, mais un au-delà, non pas spatial ni métaphysique mais intérieur. Quand nous cherchons sempiternellement nos solutions à l’extérieur entre un plus de.. et un moins de.. Sans nier l’apport extérieur, médicament, présence… jamais il ne règle le mauvais regard du malade sur son épreuve. Dans une douleur d’agonie persistant sous bonne dose de morphine, une relation approfondie avec l’agonisant abordant le sens de son épreuve finale, diminue ou fait disparaître la souffrance mieux que tout superflu médicamenteux. Je fus surpris dès les débuts de mon activité par cette découverte de la force d’apaisement de la parole. La souffrance psychique amplifie souvent la douleur organique, seule à la portée du médicament.

 

Personne n’ayant la vérité absolue, la perfection ne peut être un objectif dans la relation médecin-malade. Il faut apprivoiser ce qui est. Ce qui n’interdit à personne de tenter de comprendre au plus, au mieux. À qui dois-je la vérité si ce n’est à ma seule conscience qui seule « sait » la justesse, et me dira ensuite le meilleur compromis, soit le plus juste mensonge ? Qui dois-je aimer, si ce n’est ma propre conscience d’abord, qui seule « sait » ce qui profondément l’anime, qui ensuite me révèlera la meilleure distance, la plus réaliste avec autrui ? Le médecin est aussi là pour sortir le malade de ses excès d’irrationalité émotionnelle, surtout de l’angoisse. L’écoute attentive et sa disponibilité feront déjà beaucoup. La deuxième a déjà pris un sacré coup dans l’aile depuis dix ans. J’ai connu la disponibilité du 24/24h,  je l’ai assumé, et je suis fier d’avoir tenu le coup. Faut être « con » pour faire cela. Même les bagnards avaient le repos assuré mais c’est grandiose de le vivre. Toutefois la disponibilité n’est pas que physique, c’est aussi une attitude d’esprit. Ah pas celle des 35 h !

  

Au malade d’apprendre à perfectionner son regard sur le médecin afin d’arrêter de changer de crèmerie sur coups de tête ; d’apprendre à se laisser guider plutôt qu’à jouer au docteur internet ; d’apprendre à patienter plutôt qu’à écouter « les gens qui savent » ; de s’observer lui-même, ses exigences, ses faiblesses, ses angoisses pour éviter la course aux médocs, aux spécialistes, aux technologies, aux thérapies nouvelles qui fleurissent.

L’autonomie du malade passe par l’éducation au sens large : la majorité de nos problèmes de vie tient à cette absence universelle. L’éducation conventionnelle souvent confondue avec enseignement, nous savons tous où elle nous conduit : à la mauvaise santé psychique. Elle nous fixe à des rigidités de pensée et de comportements dits moraux. Le savoir n’est pas le savoir être. Acquérir et posséder la connaissance n’est pas désirer se remettre en question, afin de justement et activement s’autonomiser. Désirer le monde n’est pas désirer le sens du monde. Car au final, c’est lui qui finit par nous posséder, nous révéler l’addiction à notre stupidité.

L’éducation à la santé psychique a besoin de plus que des formules. Car il n’est que la souffrance -désolé de l’affirmer ainsi- il n’est que l’authentique souffrance qui a chance de faire germer ce désir essentiel. Alors pour ceux-là, tout à coup épris d’élan nouveau, de force de dépassement, créer des structures ouvertes pour une éducation, pourquoi pas ! Afin qu’ils se soutiennent mutuellement.

La formation psychologique du médecin a sa propre faille toute aussi considérable. Lui aussi, plus que Monsieur-tout-le-monde doit évaluer sa propre solidité psychique, travailler ses faiblesses aux stress, aux épuisements. Les groupes Balint furent l’excellent exemple. Je ne sais pas ce qu’est devenue cette formation. Les médecins ont à innover eux-aussi en cette auto-éducation. Comprendre que l’éducation à la santé psychique, à l’harmonie intérieure devrait être le but essentiel de l’existence, voilà qui rendrait les malades en meilleure santé dans une relation médecin-malade de meilleure qualité. Travailler la compétence relationnelle est une nécessité et d’un avenir certain. Car comprendre la maladie de l’esprit, c’est comprendre le non-sens commun de nos réactions affectives en ses symptômes sociaux comme individuels. Plus le malade se prendra en charge, meilleures seront la relation et son résultat.

Et Ah ! Ce « médiator » ! Pendant ma profession j’eus le temps de voir nombre de médicaments soustraits du marché par principe de précaution. S’il fallait accuser, c’est chaque fois tout le monde. Ça ne sert à rien d’accuser. Il faut comprendre l’erreur puis la faute, c’est cela le comportement éthique : comprendre pour ensuite dépasser l’erreur. Voici tel j’ai vécu ce médicament. C’est là mon histoire personnelle. Jeune médecin sortant d’internat hospitalier je renouvelais ce médicament à l’hôpital comme en mes remplacements pour son action reconnue « diabète gras ». (Et par la suite, au cours des gardes même si le renouvellement est rarement demandé.) Peu à peu, je découvrais qu’il était prescrit comme «amaigrisseur ». N’observant jamais d’effet en cet objectif et constatant l’efficacité plus que modérée de son indication, je décidais dès mon installation de ne plus l’utiliser. J’avais mieux quant à mes arguments aux malades, et d’autres médicaments antidiabétiques plus efficaces. Ma clientèle partant de zéro, ce fut facile. Toutefois deux femmes me résistèrent au moins deux ans, voulant la prolongation du médicament. Les premières années, aux visiteurs médicaux du labo, je leur disais ne plus prescrire ce médicament, l’estimant inutile et donc ne plus me le présenter. J’ai toujours eu quelqu’aversion à prescrire l’inutile.

IVG, PMA, mère porteuse, euthanasie, clonage… le progrès met nos consciences à rude épreuve. Au cœur des lois bioéthiques sont la naissance et la mort. Ce sacré qui nous touche si profondément, qui ne peut être payé de caprices. Sans nos excès, tout progrès serait légalisé.

Le rôle du médecin est de freiner la surconsommation du malade, d’alléger au plus ses ordonnances, et les médicaments redondants trop fréquents. C’est au médecin qu’incombe de mieux prescrire. Et il a sa part d’inertie. Si les journaux professionnels proposent des « congrès » exotiques, c’est aussi à lui de savoir lire le filigrane. Personnellement je n’ai jamais eu de cadeaux hormis le genre stylo et post-it du labo, et n’ai pas une seule fois participé aux congrès et formations payés par laboratoires. Mais ne méprisons pas l’effort des laboratoires dans la formation des médecins, à ne pas confondre avec les avantages directs aux médecins corruptibles. Au médecin de sentir à partir de quand, il y a corruption, donc attitude contraire à l’éthique. Les spécialistes et hospitaliers seraient plus à même de répondre sur le sujet : le fonctionnariat permettant plus d’évasion que la disponibilité au quotidien du médecin de famille.

Le compromis n’est pas compromission mais sous cet angle, il est le plus haut niveau de compréhension et d’acceptation d’un problème et d’une solution d’harmonie, certes imparfaite, mais acceptable incitant à mieux, à plus dans l’esprit de l’évolution. En cela nous sommes sensés, naturels, donc éthiques. En cela s’élève la relation à la complicité médecin-malade, et à plus d’autonomie de ce dernier.

Jean Pierre Tual (octobre 2015) blog : jptual.bloguez.com)