A quelle éthique se vouer ?

« Ne pas savoir à quel saint se vouer ? » disait-on, lorsque l’on se trouvait dans l’embarras de choisir entre plusieurs solutions, ou de décider entre plusieurs actions à entreprendre.
Mais aujourd’hui, sécularisation oblige, et puisque, à en croire Nietzsche, Dieu est mort, et que ses saints sont par conséquent muets, c’est à des principes bien plus laïques, du moins le croit-on, qu’il nous faut nous raccrocher pour nous rassurer sur le bien-fondé de nos conduites, de nos actions, et de nos pensées. Ces principes, qu’on les appelle valeurs, devoirs ou autres vertus, qu’on les collectionne sous l’appellation d’éthique ou de morale, et qui, pense t’on, remplacent les austères prescriptions religieuses d’antan, nous servent aujourd’hui, à la fois de repères pour la pensée et de guides pour l’action. Mais, bien que, lorsque l’on essaie d’en dresser la liste, ces valeurs et ces vertus nous semblent souvent contradictoires entre elles, nous avons du mal à vouloir n’en choisir que certaines et en éliminer d’autres. Nous voudrions les revendiquer toutes ensemble ces valeurs : la liberté et l’égalité, l’autonomie individuelle et la solidarité, le libre consentement et la dignité humaine ; nous voudrions aussi les pratiquer toutes également ces vertus : la justice, le courage, la prudence, l’humilité, la politesse, la compassion, la tolérance … pour ne citer que quelques-unes des « grandes vertus » qu’André Comte-Sponville présente dans son « petit traité ». Aussi, sur le marché des valeurs (éthiques), le libre choix a d’autant plus besoin d’être éclairé … qu’il est libre !
« A quel saint se vouer ? » s’interrogeait t’on hier … alors que nous n’avions pas le choix tant la morale sociale s’imposait à tous … « à quelle valeurs se fier ? », c'est-à-dire « quelle éthique ou quelle morale dois-je me donner à moi-même ? » se demande t’on aujourd’hui ou l’on semble avoir l’embarras du choix !

Ethique ou morale, là n’est pas la question !

Premier problème sur la voie de la recherche des principes et des valeurs qui doivent guider nos actions : doit-on parler d’éthique ou de morale ?
A voir les titres des livres sur ce sujet, les comités qui sont chargés de réfléchir sur ces questions, les conférences que philosophes et autres intellectuels tiennent sur ce thème, alors le terme « éthique » l’emporte haut la main. L’éthique est dans l’air du temps médiatique alors que la morale a mauvaise presse.
Il n’est pas question ici de trancher en cinq minutes un débat que deux millénaires de réflexions philosophiques n’ont pas réussi à régler, mais il est néanmoins intéressant de voir ce que ce choix des mots recouvre, au-delà du politiquement correct de l’aversion pour la morale et de l’enthousiasme pour l’éthique, caractéristiques de notre époque contemporaine ?
La tradition philosophique ne distingue pas éthique et morale ; éthique vient du grec « ethos » et morale vient du latin « mores » qui signifient tous les deux « mœurs » … et comme, de plus, nous nous reconnaissons de culture gréco-latine … il est donc impossible de s’y retrouver en allant chercher du côté de l’origine ? C’est plutôt dans les usages que le sens de ces deux termes s’est cristallisé que l’on commencera à percevoir une différence !
L'éthique, dit-on, répond à la question "comment bien vivre avec les autres et avec soi-même ?" elle est donc individuelle (à chacun « son » éthique) ou particulière (on parle alors de l’éthique des affaires, de bioéthique, d’éthique du sport …) alors que la morale quant à elle aurait pour ambition plus noble ou plus négative (c’est selon !) de fixer la conduite de chacun sur des règles valables pour tous.
Ainsi l’éthique consiste pour chacun à définir ce qu’est pour lui « le bien », sa propre conception de la vie bonne, et par conséquent à vivre selon cette conception (c’est mon éthique de faire ceci ou cela dit-on), alors que la morale est considérée comme l’ensemble des règles de comportement qui s’impose à tous, donc à chacun de nous, dans la vie sociale mais aussi, selon certaines morales rigoristes, dans la vie privée voire intime (c’est la morale qui m’interdit de faire ceci ou cela dit-on).
Mais, peut-on se contenter de cette distinction manichéenne entre d’une part l’éthique qui serait la recherche individuelle du bien et qui serait ainsi l’expression de ma liberté, et par conséquent, également de ma responsabilité vis-à-vis des autres, et d’autre part la morale qui serait l’ensemble de ces règles qui me viendraient du dehors, de la société, des pouvoirs, des autres, et qui viendraient donc restreindre mon autonomie, c'est-à-dire ma liberté de décider par moi-même de mes propres actions, en m’indiquant ce que je ne dois pas faire, voire même pour les morales les plus rigoristes, ce que je dois faire ? Si l’on s’en tient à cette dichotomie, la question qui se pose alors est de savoir si l’on peut se contenter de définir soi-même son éthique individuelle et vivre sa vie selon sa propre et libre volonté sans se soucier, lorsque l’on établit ses propres principes de vie, de leurs conséquences sur l’établissement des règles de la vie commune, valables pour tous, c'est-à-dire universelles ?
Il semble bien en effet que la simple distinction entre les rapports de soi à soi qui serait de l’ordre de l’éthique, et les rapports de soi aux autres, et des autres entre eux, qui serait du ressort de la morale ne soit pas satisfaisante si elle conduit à penser ces deux types de rapports de façon séparée, car il apparait vite que l’on ne peut envisager de concevoir la vie bonne pour soi sans mettre en rapport cette conception avec celle de la vie bonne pour les autres. L’éthique contemporaine d’ailleurs, du moins telle qu’elle est généralement comprise dans les débats publics, entend également définir les conceptions de la vie bonne, au-delà de l’éthique individuelle, d’une part pour les groupes dans lesquels chacun participe ou se reconnait, et d’autre part pour les rapports que chacun entretient dans ses différentes activités avec les autres. On parle alors d’éthiques particulières souvent d’ailleurs formalisée dans des chartes éthiques applicables dans une profession, une entreprise, un groupe particulier et on distingue aussi aujourd’hui l’éthique privée, qui traite des rapports de soi à soi, des règles de vie que l’on se donne, de l’éthique publique qui traite des rapports de soi avec les autres et des autres entre eux.
Une autre façon d’envisager cette distinction entre éthique et morale serait donc de considérer, d’une part, l’éthique comme l’activité de recherche du bien et de conception de la vie bonne, et d’autre part, la morale comme l’établissement et la prescription des normes de la vie en société, donc universelles, permettant de mettre en pratique ces idées du bien. L’éthique est dans le souci du bien et la morale est dans l’effort d’universalisation. L’éthique est dans la visée, la morale est dans la norme.
Mais ici aussi on voit qu’éthique et morale sont liées de toute façon, car la discussion et la détermination des valeurs ne peut être séparée de l’établissement des normes morales ou juridiques qui ont pour objectif de mettre en pratique ces valeurs. Aussi cette distinction tend souvent aujourd’hui à disparaître dans le langage courant du débat public où l’éthique est entendue à la fois comme l’activité de détermination des principes et des valeurs de la vie bonne et comme celle qui détermine les normes et les règles permettant sa réalisation. L’éthique s’en trouve ainsi définit comme l’étude de la morale, c'est-à-dire à la fois comme la détermination des valeurs et l’étude de la prescription des normes.
Il est intéressant de relever à ce niveau que cette définition de l’éthique comme étude de la morale, fait apparaître son usage critique, car étudier la morale c’est (re)mettre en questions, non seulement les soi-disant vérités morales que tous croient connaitre et qu’il est souvent d’usage de considérer comme allant de soi, mais aussi (re)mettre en questions ce que je considère moi-même comme allant de soi. Lorsque je veux définir, au-delà de ce qui est bien pour moi, c'est-à-dire de mon éthique, les normes et les règles valables pour tous, je dois nécessairement m’interroger, c'est-à-dire avoir un regard critique, sur les normes morales déjà existantes dans la société, mais aussi sur mes propres valeurs, sur mes propres opinions a propos de ces normes.
Mais au-delà de ces définitions englobantes de l’éthique, (trop englobante selon moi car à vouloir tout dire par le même terme on atrophie la pensée !), il me parait important de bien maintenir les deux distinctions que nous avons mis en exergue.
La première distinction est celle des rapports de soi à soi d’une part, et des rapports de soi aux autres d’autre part, car ces deux types de rapports fondent deux types de questionnement éthique. Du premier relèvent les questions de la moralité ou non d’actes comme la masturbation ou le suicide par exemple, qui ne concerne que soi-même, alors que du deuxième type relèvent les questions de la non-nuisance à autrui ainsi que de la bienveillance à l’égard d’autrui. Pour certains auteurs, qui se reconnaissent dans la tradition libérale (tradition qui fait de l’autonomie de l’individu le principe premier de toute vie sociale), et qui se réclament des éthiques minimalistes (comme Ruwen Ogien par exemple), seule la question des rapports de soi à autrui est moralement pertinente, alors que la question des rapports de soi à soi, c'est-à-dire ce que je fais de mon corps et de ma vie, ne l’est pas, ou ne l’est que dans la mesure où cela peut, directement ou indirectement, nuire aux autres. La limite entre les rapports de soi à soi et les rapports de soi aux autres peut d’ailleurs souvent être discutée. Il en est ainsi, par exemple, des questions de la consommation d’alcool, qui a priori ne concernent que ceux qui consomment, mais qui dans une interprétation non-minimaliste peuvent être considérées comme des questions moralement pertinentes dans la mesure où cette consommation peut induire un comportement à risque voir violent à l’égard des autres (pour la conduite automobile entre autre).

La deuxième distinction est celle entre, d’une part, la détermination des principes, des fondements et des valeurs de la vie bonne, et d’autre part, la prescription des normes. Le premier terme de cette distinction, la recherche du bien, qui relève de l’éthique dans sa définition courante, est nécessairement ancré dans une culture, dans des conditions psychologiques et sociales, dans des mœurs particulières. Par exemple des valeurs telles que : l’aspect inaliénable de la vie, la propriété, la recherche du plaisir ou du bonheur, le respect de la nature, l’obéissance à Dieu …. ne sont pas reconnues au même titre dans toutes les cultures ni à toutes les époques, elles n’occupent pas la même place dans la hiérarchie des valeurs.
A l’inverse le second terme, la prescription des normes, qui relève de la morale dans la définition courante, s’inscrit dans un effort d’universalisation, car une norme morale, qu’elle soit ou non l’objet d’une loi, ou d’un règlement formel, a pour but de s’appliquer à tous au sein d’une société. Par exemple : ne pas tuer, ne pas voler, porter assistance à toute personne en danger.
C’est cette prescription des normes, qui fait l’objet des critiques, lorsqu’elle est détournée par les pouvoirs politiques ou religieux, pour leurs intérêts, ou lorsqu’elle se transforme en rigorisme au nom d’une pureté des intentions impossible à atteindre, ou au nom d’un sacré qui ne tolère aucun écart. Nietzsche condamne ainsi la morale qui prétend juger toute action en dehors des conditions psychologiques ou sociales réelles et à partir d’une distinction abstraite entre le Bien et le Mal. Kant quand à lui critique la morale traditionnelle qui réclame seulement une conformité extérieure a telle ou telle règle. Pour lui au contraire la morale est une doctrine de la liberté qui consiste à agir par devoir. Mais Kant ne nous donne pas le contenu de ce devoir, il nous définit une méthode pour décider par nous-mêmes ce qu’est notre devoir, ce que nous devons faire. « Que dois-je faire ? » est la question morale par excellence et la réponse ne nous est pas donnée par des règles édictées par une quelconque autorité religieuse ou politique mais par nous-mêmes. Pour cela Kant nous propose principalement deux règles. La première est la règle d’universalisation selon laquelle une action est morale si elle est universalisable. C’est la fameuse formule de l’impératif catégorique qu’il énonce ainsi : « Agis de telle façon que la maxime de ta volonté puisse être érigée aussi en principe d’une législation universelle ». La deuxième règle, peut être considérée comme l’un des fondements de l’humanisme : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. ». Ainsi pour Kant, ce que je décide pour moi-même, les valeurs que je choisis, les principes qui doivent guidés mes actions, ne relève pas seulement de ma simple éthique personnelle, de mes préférences, mais du devoir, fondé en raison sur l’impératif catégorique (universalisation et humanisme) et qui est ainsi mise en œuvre de mon autonomie ; c’est moi qui décide de mes propres normes morales dans mes rapports avec les autres.

Morale ou moralisme ?
Aussi il importe de distinguer la morale d’une part, du moralisme et du paternalisme d’autre part. La morale consiste (du moins si, comme nous venons de le voir, on s’en tient à l’usage que fait Kant de ce mot) en la détermination par chacun, faisant usage de sa raison, des normes universelles qui régissent son comportement individuel par rapport aux autres hommes. Le moralisme quant à lui, consiste, dans son acceptation commune, en cette tendance à juger selon des catégories morales figées (définies par des autorités religieuses ou politiques) plutôt qu’à effectuer un travail intellectuel de compréhension et d’explication. Mais dans nos sociétés laïques et démocratiques ou la souveraineté relève du peuple et non d’une quelconque autorité transcendante, le moralisme, selon Ruwen Ogien, revient à considérer que les normes morales qui doivent s’appliquer dans une société sont celles qui sont supposées être respectées par le plus grand nombre, indépendamment du fait qu’elles soient basées sur la raison et qu’elles soient universalisables ou non. Ainsi la condamnation morale de certaines pratiques minoritaires (l’homosexualité par exemple) peuvent être considérées comme du moralisme dans la mesure où cette condamnation se fonde uniquement sur un sentiment de rejet qui serait majoritaire dans la population alors que la question morale pertinente serait de se demander si l’acceptation de ces pratiques minoritaires est universalisable, c'est-à-dire acceptables par tous. Peut-on accepter ces pratiques minoritaires au même titre que l’on accepte les pratiques majoritaires, et en particulier, la question clé à se poser est alors : « ces pratiques minoritaires nuisent-elles à autrui ? », car la nuisance à autrui est en effet la première caractéristique d’une action non-universalisable.
Le paternalisme quand à lui consiste, pour établir les normes morales d’une société, à faire appel à des principes généraux comme la dignité humaine ou la nature humaine, qui s’impose alors comme des principes transcendants, donc indépendamment de la nuisance à autrui ou non des pratiques que ces normes induisent.
Ainsi l’argument selon lequel les pratiques homosexuelles seraient moralement condamnables parce-que la majorité de la population répugnerait à de telles pratiques, est un argument moraliste ; alors que l’argument selon lequel elles seraient condamnables parce-que de telles pratiques seraient contraires à la dignité humaine est un argument paternaliste. Dans les deux cas il s’agit de protéger les gens d’eux-mêmes (c’est « pour leur bien » que l’on condamne leurs pratiques homosexuelles !), en édictant des normes morales dont ils ne peuvent pas vérifier rationnellement la validité et qui ne nuisent à personne, dans la mesure où elles sont consenties.

La pluralité du bien, c’est bien

Interrogeons-nous d’abord sur le fondement de la réflexion éthique, à savoir la détermination des principes, des fondements et des valeurs de la vie bonne, en un mot le questionnement sur le bien.
A cette question, les différentes écoles philosophiques apportent des réponses différentes, et dont les applications pratiques peuvent parfois même être contradictoires, aboutissant à des théories éthiques différentes, à des façons différentes d’envisager le "bien vivre".

Rechercher le bien ou la perfection ?
Ainsi pour la plupart des théories éthiques de l’antiquité, ce que nous devons faire c’est rechercher le bien. Mais si le bien peut être définit de façon différente selon les auteurs, il est toujours l'objet d'une recherche, d'un désir, d'une volonté. Pour Platon il peut être définit comme une réalité transcendante, c'est-à-dire comme une Idée, mais aussi comme un ordre à réaliser, traduisant par là une aspiration a la cohérence et donc à la rationalité. Selon cette conception, est « bien » ce qui est rationnel, ce qui peut être jugé selon des critères stables et objectifs. Mais le bien peut aussi être conçu comme une perfection à réaliser, c'est à dire comme une réalité définie de façon objective, et non pas subjective comme le serait le plaisir ou le bonheur. Chez Marx, par exemple, il s'agit de la coopération sociale, chez Nietzsche de la créativité, entendue comme exercice de la volonté de puissance, de la force de vie. Pour Descartes la perfection est ontologique, elle définit l'être, de même que pour Spinoza chez qui on peut assimiler la perfection a la "puissance d'être".

Pratiquer la vertu ou rechercher le bonheur ?
Le sens commun tend à opposer la pratique de la vertu, austère et sans joie, au bonheur, et même à y voir une incompatibilité entre ce dernier et la moralité. Ainsi, choisir le bonheur c’est ne plus se soucier de la vertu et accepter même de mal agir pour être heureux. A l’opposé, agir moralement, c’est accepté de sacrifié son bonheur. Pour Kant d’ailleurs il y a divergence entre ces deux catégories de fins humaines : celle orientées vers le bonheur et celles orientées vers la moralité.
Les philosophes de l’antiquité au contraire liaient recherche du bonheur et moralité, car pour eux la seule véritable source de bonheur était dans la pratique de la vertu.
Pour Aristote, dont les théories éthiques sont caractéristiques des éthiques de la vertu, est « bien », ce que je veux quand ma volonté est droite et éclairée et que j’ai une bonne connaissance de mes désirs. C’est en cette recherche que consiste la pratique de la vertu, et c’est cette pratique de la vertu qui conduit au bonheur.
De même, Socrate dans les Dialogues de Platon s’oppose à ceux qui prétendent que les tyrans et les méchants sont les hommes les plus heureux. Dans l’éthique socratique comme dans l’éthique stoïcienne la vertu est également considérée comme la condition du bonheur. Mais le bonheur y est conçu, non comme la satisfaction des désirs ou pratique des plaisirs, mais au contraire comme autonomie rationnelle et indépendance à l’égard des vicissitudes extérieures, comme à l’égard des désirs et de la recherche des plaisirs. Par ailleurs le bonheur ne se définit jamais de façon uniquement individuelle ; il n’existe vraiment qu’accompagner du bonheur des êtres aimés. Aristote défini d’ailleurs l’amitié comme l’amour du bien d’autrui. Pour Epicure le bonheur est aussi conçu comme bonheur entre amis.
Mais la recherche du bonheur peut aussi être première, et être non seulement le ressort principal de toutes nos actions, mais en déterminer de plus la moralité. Ainsi pour certains philosophes, Hobbes, Hume et certains utilitaristes, la capacité d’une action à produire le bonheur, en détermine la moralité.

Le plaisir (de soi et des autres) comme conséquence de nos actions ?
Les théories du plaisir et de l'utilité, auxquelles se rattache l’utilitarisme du 18ème siècle, se fondent sur la morale hédoniste que préconisait Epicure. Mais l’hédonisme de celui-ci ne consistait pas en une apologie du plaisir en lui-même. Epicure recommandait la recherche des « plaisirs en repos », caractérisés simplement par l’absence de souffrance, et conduisant à l’ataraxie, cette absence de trouble qui conduit à la sagesse. Il distinguait ces « plaisirs en repos » des « plaisirs en mouvement » qui, sans être condamnés, présentent le risque d’entrainer un déséquilibre nuisible à cette paix intérieure, condition du bonheur.
La doctrine des utilitaristes met ainsi en avant la recherche du plaisir, considéré comme une valeur intrinsèque, c’est à dire une valeur première, que rien ne peut donc fonder. Mais cette recherche du plaisir n’est pas pour eux une recherche individuelle, car c’est le plaisir de tous qui doit, selon leur doctrine, être le but de l’organisation sociale et des institutions. C’est donc ainsi à travers un calcul des plaisirs et des peines, que nous devons déterminer nos actions, individuelles et collectives. A la question « que dois-je faire ? » comme à celle « que devons-nous faire ? », les utilitaristes répondent que nous devons faire tout ce qui maximise les plaisirs et minimisent les peines du plus grand nombre. Nous voyons donc que la doctrine utilitariste prend en compte les conséquences de notre action afin de déterminer si celle-ci est bonne ou non. C’est une doctrine conséquentialiste.

Se laisser guider par la nature et l’évolution
Certains courants de l’éthique mettent en avant le respect de la nature comme principe fondant la moralité de nos actions. Pour eux ce qui est naturel est nécessairement bon. N’est-ce pas d’ailleurs cette idée qui fonde la plupart des théories écologistes aujourd’hui ?
Par ailleurs, et politiquement à l’opposé, d’autres considèrent l’évolution, suivant en cela la doctrine de l’évolution de Darwin, comme étant un critère de moralité : est « bien » ce qui s’accorde à l’évolution naturelle. Ainsi Spencer au 19ème siècle préconise le laisser faire en matière économique et sociale afin de ne pas contrarier la sélection naturelle et l’élimination des moins aptes !

Faire son devoir : Il n’y a que l’intention qui compte ?
Les théories du devoir, dont Kant et les kantiens se réclament, considèrent que c’est dans l’idée de devoir que se trouve le principe de la moralité. « Que dois-je faire ? » « Je dois faire mon devoir » répond Kant. Mais, contrairement aux morales traditionnelles pour lesquelles l’action par devoir est subordonnée à des buts, comme le bonheur (je dois faire ce qui me conduit au bonheur), ou d’autres résultats désirés, le devoir pour Kant s’impose à nous sans condition ; il est donc absolu, inconditionnel, catégorique. Ainsi lorsque nous agissons « par devoir » ou par « respect du devoir » nous ne nous soumettons pas à une autorité extérieure, nous n’avons pas à prendre en compte un calcul des conséquences bonnes ou mauvaises, comme le font les utilitaristes, mais nous exerçons notre liberté, notre autonomie rationnelle. C’est seulement en vertu de sa forme rationnelle que le devoir, est à la fois contrainte, car il est impératif, et liberté car il nous permet de nous affranchir de nos déterminations, de nos désirs immédiats. Kant, comme nous l’avons vu, définit ainsi les formes de l’impératif catégorique par la maxime d’universalisation : « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » mais encore par celle qui demande de ne jamais traiter l’homme comme un moyen, mais toujours comme une fin. La théorie du devoir de Kant est ainsi une théorie déontologique : seule l’intention à l’origine de l’action détermine la moralité de celle-ci ; si bien que de deux actions identiques, aux conséquences identiques, seule celle qui sera faite avec une intention bonne, une bonne volonté dit Kant, est morale, alors que celle qui sera faite par calcul ou par intérêt, c'est-à-dire dans un but donné, ne l’est pas.

La pluralité des valeurs éthiques doit-elle nous conduire au relativisme ?
Nous avons vu que les sources des valeurs éthiques sont diverses et que celles-ci sont parfois contradictoires. Ainsi les théories conséquentialistes pour qui les buts de l’action sont les seules critères de moralité (par exemple : promouvoir le plus grand bonheur pour le plus grand nombre), peuvent nous conduire à agir en opposition avec les théories déontologiques qui nous enjoignent de respecter inconditionnellement des règles d’actions ou de comportements (par exemple : ne pas voler, ne pas mentir …). Par ailleurs les valeurs visées peuvent être très différentes : la vie, la force vitale, la créativité, l’harmonie sociale, le plaisir, le bonheur, la conformité avec la nature, l’évolution, la vertu, le devoir ….
Aussi, il peut nous sembler que, de principes contradictoires et de valeurs multiples, nous ne pouvons qu’être conduit au relativisme, au « tout se vaut » et donc à conclure en l’inutilité de l’éthique et de la morale.

L’éthique c’est démoralisant ! Mais une société peut-elle se passer de règles de vie en commun ?

En effet, devant un tel foisonnement de références contradictoires, de principes qui s’opposent et de valeurs qui s’annulent on peut se sentir démoralisé certes … mais saisissons-en l’opportunité et gageons que cette démoralisation soit positive. Un peu à la façon dont André Comte-Sponville nous parle du désespoir, dans lequel il ne voit pas l’affliction mais simplement l’absence du besoin d’espérer et donc la vie au présent, nous pouvons de même parler de démoralisation devant la complexité de la réflexion éthique et l’impossibilité d’une telle réflexion à nous donner des guides sûrs pour l’action. Mais cette démoralisation ne doit pas être découragement ou accablement, mais simplement suspension du jugement moral, prise de distance, regard critique, devant la pluralité des valeurs éthiques et des normes morales qui peuvent en résulter.
Ainsi la pluralité des théories éthiques doit-elle être perçue comme une richesse, comme une raison de prendre une distance critique par rapport aux préjugés moraux, comme une opportunité de penser nos actions, plutôt que comme une cause de scepticisme démoralisateur !
Mais la multiplicité des conceptions de la vie bonne, si elle ne doit pas nous conduire au relativisme du « tout se vaut donc rien ne vaut !», mais au contraire nous amener à approfondir notre réflexion, ne doit pas non plus nous amener à rejeter en bloc la morale, c'est-à-dire la prescription des normes de la vie en commun. Car en effet, a quoi servirait-il de rejeter la morale, comme Nieztsche et ses adeptes contemporains de tout poil nous le demandent, si c’est pour voir réapparaitre, sous le terme d’éthique, des injonctions à être ceci ou cela : à être autonome, à être authentique, à être soi-même, à suivre ses désirs, à suivre la nature ... Car n’est-ce pas ainsi que se présente la nouvelle morale contemporaine qui ne veut pas dire son nom, mais qui isole et oppose les individus plus qu’elle ne leur offre d’opportunité de coopérer ? Je devrais d’ailleurs dire « le moralisme contemporain », tant l’idée de l’individu souverain, qui n’a de compte à rendre à personne est majoritaire aujourd’hui, et tend à s’imposer comme une religion, sinon du moins comme une croyance.
Ne faut-il pas simplement admettre, non seulement que toute société a besoin de morale, c'est-à-dire de normes acceptées par tous qui permettent la vie en société, mais aussi que chacun de nous a besoin d’une morale pour vivre en société, c'est-à-dire de règles qu’il s’oblige lui-même à suivre.
Pluralité et libre choix des valeurs d’une part, universalité et nécessité des normes communes d’autre part ; éthique et morale, ou éthique privée et éthique publique, c’est entre ces deux termes qu’a lieu la réflexion éthique. Comment pouvons-nous les articuler, comment penser la place relative de l’un et de l’autre ?

Le bien et le juste : ça se discute !

Dans les sociétés multiculturelles actuelles, diverses conceptions éthiques coexistent, liées à l’origine culturelle ou religieuse des individus, et l’un des problèmes auquel est confrontée la démocratie est de savoir comment établir des normes de justice qui puissent être acceptées par tous. Comment fonder le juste, là ou existent plusieurs conceptions du bien ? C’est ainsi que John Rawls et Jürgen Habermas pose la question de la justice politique, et y apportent des solutions sensiblement différentes, bien que se situant tous deux dans le droit fil de la théorie kantienne de la raison pratique.
Pour répondre à cette question Rawls propose la procédure fictive du « voile d’ignorance », qui postule que pour déterminer des principes de justice acceptables par tous, il faut que ceux qui sont chargés de déterminer ces principes soient placés derrière un « voile d’ignorance » ou ils ne connaissent plus ni leur place dans la société, ni leur appartenance de classe ou leur statut social, et où ils ignorent même leurs propres conceptions du bien et même leurs caractéristiques psychologiques. Ainsi placés à distance de leurs intérêts réels dans la société, de leurs propres désirs, de leurs valeurs, ignorant de leur place dans la société, et décidant seulement selon la vision qu’ils ont alors de leur propre intérêt et suivant leur seule nature rationnelle, ils doivent parvenir à l’accord le plus équitable possible pour tous, qui sera donc acceptable par tous. C’est donc en se détachant de leurs conceptions propres du bien que les citoyens peuvent se mettre d’accord sur des conceptions du juste qui soient équitables. Ainsi cette théorie place au premier plan les individus considérés comme des êtres rationnels, et qui sont censés, derrière le « voile d’ignorance », prendre la décision qui leur assure à chacun la situation la meilleure, et qui sera, du fait de leur ignorance de leurs conditions et capacités réelles, la plus juste, la plus équitable, c'est-à-dire la meilleure pour tous. Cette théorie relève donc du paradigme libéral, et s’oppose ainsi aux théories communautariennes qui, quant à elles, place aux premiers plans non pas l’individu rationnel et donc universel, mais l’individu réel avec ses attaches culturelles, religieuses, avec ses valeurs et ses conceptions particulières du bien.
C’est ces deux conceptions extrêmes que refuse Habermas, qui pense que le bien de l’individu au sein de sa communauté restreinte (culturelle ou religieuse), c'est-à-dire ses conceptions de la vie heureuse, ne doit pas être opposé à la justice au sein de la collectivité politique, c'est-à-dire aux normes qui régissent la vie sociale, comme la fiction du « voile d’ignorance » le fait, selon lui. Il veut ainsi dépasser, à la fois, l’universalisme abstrait de Rawls et le relativisme des éthiques contemporaines fondées sur la reconnaissance des particularités.
Pour Habermas, comme pour Kant, le but de la théorie morale est d’établir un principe de base pour la délibération morale et des règles pour juger de la validité des normes morales. Mais pour Kant c’est chacun qui détermine ses propres normes d’action au travers des règles de l’impératif catégorique et qui les fait valoir, auprès de tous les autres comme étant une loi universelle. A l’inverse de cette délibération privée, caractéristique de l’autonomie des individus que Kant met en avant, Habermas propose une orientation dialogique, ou l’impératif catégorique doit être validé dans une discussion argumentative.
Ainsi « l’éthique de la discussion » que propose Habermas consiste dans la définition des critères que doit respecter toute discussion ayant pour but d’établir les normes de justice politique, c'est-à-dire les règles de la vie commune en société. Ainsi le consensus sur les normes, consensus garant de leur universalité, doit se faire au travers de discussions publiques à l’intérieur desquelles des arguments rationnels sont évalués pour établir la validité des énoncés proposés, sans recours ni à l’intuition ni à l’évidence. A ces discussions pratiques, ayant pour but de déterminer le juste, les citoyens y viennent avec leurs propres conceptions du bien, avec leurs propres conceptions de la vie bonne. Le principe d’universalisation, sorte de règle du jeu que propose Habermas, qui demande à chaque participant de vérifier que les principes et les normes qu’il propose sont universalisables, ainsi que la rationalité des arguments échangés, permettent à la fois de construire des consensus sur les normes édictées et de garantir la coexistence des différences. Alors que pour Kant l’impératif catégorique est comme une norme formelle qui obéit uniquement à la raison, et qui s’impose donc par le haut, ou du moins du dehors ; pour Habermas, au départ, « tout est permis » et la limitation (les interdictions) est édictée dans la discussion, de l’intérieur des relations qui s’y établissent, par le langage qui constitue ses relations, et par le consensus qui en résulte.
Ainsi donc dans ce schéma les liens entre, d’une part, les valeurs éthiques particulières de chaque individu et de chaque communauté culturelle, et d’autre part, les normes morales universelles qui régissent les relations sociales, sont soumis à la discussion critique en permanence, afin d’être actualisées par les citoyens eux-mêmes. Par la discussion chaque individu interroge ses propres valeurs éthiques, les confronte à celles des autres, pour établir des normes morales acceptables par tous. L’établissement des normes de la vie en commun passe ainsi par la critique par chacun de ses propres valeurs éthiques, condition de possibilité de la discussion, et donc de la critique, de la remise en question en questions, des normes morales, afin de les réactualiser. Ainsi chaque citoyen n’est pas écartelé entre, d’une part, la recherche de la vie bonne qui exprime sa liberté, et d’autre part, le respect des normes morales qui s’imposeraient à lui.
Dès lors nous voyons que éthique et morale ont partie liée avec l’esprit critique des citoyens qui s’exerce dans le cadre de discussion argumentative où le principe d’universalisation est la principale règle du jeu. Les normes morales ne sont pas indépendantes des valeurs éthiques, ni les unes ni les autres ne sont figées, car les unes comme les autres sont en permanence soumis à la critique.
Ainsi, enseigner la morale ne revient pas tant à transmettre des valeurs et des prescriptions morales, qu’à former les élèves à penser par eux-mêmes, à argumenter, à s’interroger sur eux-mêmes, à prendre de la distance par rapport à leurs propres valeurs … bref à participer à une discussion délibérative pour, partant de leurs valeurs, mais les mettant à distance, découvrir les normes de la vie en commun.

De la théorie à la pratique …
Après avoir posé ces principes théoriques, qui sont loin d’être exhaustifs, et qui traduisent inévitablement une certaine vision, partielle et partiale, de l’éthique et de la morale, il faut les appliquer à des cas pratiques. Comment penser, avec ses outils théoriques, des problèmes tels que ceux qui se posent aujourd’hui dans notre société ?
Comment déterminer ce qui relève de l’éthique privée et de l’éthique publique (où en d’autres termes, comme nous l’avons vu, de l’éthique et de la morale)?
Comment dès lors déterminer les normes communes de l’éthique publique (les normes morales) sur lesquelles se fonde la législation ?
Dans quelle mesure, et comment, L’Etat, et en particulier l’école, mais aussi la société civile, les médias, les associations (comme la notre), peuvent-elles et doivent-elles intervenir en terme d’éthique privée ?
Considérons ainsi quelques-uns des sujets du moment et essayons de poser quelques questions pertinentes eu égard aux principes que nous avons vu, et qui serait celles qu’un débat public devrait aborder :

Sur le mariage homosexuel, la question morale posée par une éventuelle loi est de savoir si un même type d’acte juridique (de mariage), donnant les mêmes droits, peut s’appliquer à la fois aux couples homosexuels et aux couples hétérosexuels.
Est-il légitime que l’Eglise catholique exprime sa conception du bien dans le débat public (en l’occurrence opposée à une égale prise en compte du mariage homosexuel) ?

Sur la prostitution :
Est-il légitime d’invoquer la dignité de la personne comme critère pour décider du bien fondé d’une interdiction de la prostitution en tant que telle (c'est-à-dire hors du phénomène du proxénétisme qui lui est souvent associé) ?
Est-il légitime alors d’invoquer la question du consentement libre des prostituées ?
Comment poser le problème de la non-nuisance à autrui dans ce cas ?

Sur la légalisation / dépénalisation de la consommation de cannabis (et de drogue en général) :
Dans quelle mesure la consommation de drogue ne concerne que les rapports de soi à soi ?
Dans quelle mesure, compte tenu du phénomène d’addiction, est-elle une activité librement  consentie?

Chaque sujet à caractère éthique peut ainsi être interrogé à l’aune de cette distinction du bien et du juste, de l’éthique et de la morale, de l’éthique privée et de l’éthique publique, la première ne concernant que la vie privée et la communauté d’appartenance et n’ayant, du moins si l’on s’en tient à l’éthique minimaliste, pas de pertinence morale, et la seconde concernant les rapports sociaux ou se posent les problèmes de normes morales sur lesquelles se fondent la législation.

Mais il y a sans doute bien d’autres façons de considérer l’éthique et la morale … et la question initiale serait sans doute au-delà de « à quelle éthique se vouer ? » mais plutôt « comment se situer entre éthique et morale ?», « comment le bien vivre soi-même est-il lié au bien vivre ensemble ? »

Bernard Cretin
Septembre 2012