A
quelle éthique se vouer ?
« Ne pas savoir à quel saint
se
vouer ? » disait-on, lorsque l’on se trouvait dans
l’embarras de choisir entre plusieurs solutions, ou de décider
entre plusieurs actions à entreprendre.
Mais aujourd’hui,
sécularisation oblige, et puisque, à en croire Nietzsche, Dieu est
mort, et que ses saints sont par conséquent muets, c’est à des
principes bien plus laïques, du moins le croit-on, qu’il nous faut
nous raccrocher pour nous rassurer sur le bien-fondé de nos
conduites, de nos actions, et de nos pensées. Ces principes, qu’on
les appelle valeurs, devoirs ou autres vertus, qu’on les
collectionne sous l’appellation d’éthique ou de morale, et qui,
pense t’on, remplacent les austères prescriptions religieuses
d’antan, nous servent aujourd’hui, à la fois de repères pour la
pensée et de guides pour l’action. Mais, bien que, lorsque l’on
essaie d’en dresser la liste, ces valeurs et ces vertus nous
semblent souvent contradictoires entre elles, nous avons du mal à
vouloir n’en choisir que certaines et en éliminer d’autres. Nous
voudrions les revendiquer toutes ensemble ces valeurs : la
liberté et l’égalité, l’autonomie individuelle et la
solidarité, le libre consentement et la dignité humaine ; nous
voudrions aussi les pratiquer toutes également ces vertus : la
justice, le courage, la prudence, l’humilité, la politesse, la
compassion, la tolérance … pour ne citer que quelques-unes des
« grandes vertus » qu’André Comte-Sponville présente
dans son « petit traité ». Aussi, sur le marché des
valeurs (éthiques), le libre choix a d’autant plus besoin d’être
éclairé … qu’il est libre !
« A quel saint se
vouer ? » s’interrogeait t’on hier … alors que nous
n’avions pas le choix tant la morale sociale s’imposait à tous …
« à quelle valeurs se fier ? », c'est-à-dire
« quelle éthique ou quelle morale dois-je me donner à
moi-même ? » se demande t’on aujourd’hui ou l’on semble avoir
l’embarras du choix !
Ethique ou morale, là n’est pas la
question !
Premier problème sur la voie de la
recherche des principes et des valeurs qui doivent guider nos
actions : doit-on parler d’éthique ou de morale ?
A
voir les titres des livres sur ce sujet, les comités qui sont
chargés de réfléchir sur ces questions, les conférences que
philosophes et autres intellectuels tiennent sur ce thème, alors le
terme « éthique » l’emporte haut la main. L’éthique
est dans l’air du temps médiatique alors que la morale a mauvaise
presse.
Il n’est pas question ici de trancher en cinq minutes
un débat que deux millénaires de réflexions philosophiques n’ont
pas réussi à régler, mais il est néanmoins intéressant de voir
ce que ce choix des mots recouvre, au-delà du politiquement correct
de l’aversion pour la morale et de l’enthousiasme pour
l’éthique, caractéristiques de notre époque contemporaine ?
La tradition philosophique ne distingue pas éthique et morale ;
éthique vient du grec « ethos » et morale vient du
latin « mores » qui signifient tous les deux
« mœurs » … et comme, de plus, nous nous reconnaissons
de culture gréco-latine … il est donc impossible de s’y
retrouver en allant chercher du côté de l’origine ? C’est
plutôt dans les usages que le sens de ces deux termes s’est
cristallisé que l’on commencera à percevoir une différence !
L'éthique, dit-on, répond à la question "comment bien
vivre avec les autres et avec soi-même ?" elle est donc
individuelle (à chacun « son » éthique) ou particulière
(on parle alors de l’éthique des affaires, de bioéthique,
d’éthique du sport …) alors que la morale quant à elle aurait
pour ambition plus noble ou plus négative (c’est selon !) de
fixer la conduite de chacun sur des règles valables pour tous.
Ainsi l’éthique consiste pour chacun à définir ce qu’est
pour lui « le bien », sa propre conception de la vie
bonne, et par conséquent à vivre selon cette conception (c’est
mon éthique de faire ceci ou cela dit-on), alors que la
morale est considérée comme l’ensemble des règles de
comportement qui s’impose à tous, donc à chacun de nous, dans la
vie sociale mais aussi, selon certaines morales rigoristes, dans la
vie privée voire intime (c’est la morale qui m’interdit
de faire ceci ou cela dit-on).
Mais, peut-on se contenter de
cette distinction manichéenne entre d’une part l’éthique qui
serait la recherche individuelle du bien et qui serait ainsi
l’expression de ma liberté, et par conséquent, également de ma
responsabilité vis-à-vis des autres, et d’autre part la morale
qui serait l’ensemble de ces règles qui me viendraient du dehors,
de la société, des pouvoirs, des autres, et qui viendraient donc
restreindre mon autonomie, c'est-à-dire ma liberté de décider par
moi-même de mes propres actions, en m’indiquant ce que je ne dois
pas faire, voire même pour les morales les plus rigoristes, ce que
je dois faire ? Si l’on s’en tient à cette dichotomie, la
question qui se pose alors est de savoir si l’on peut se contenter
de définir soi-même son éthique individuelle et vivre sa vie selon
sa propre et libre volonté sans se soucier, lorsque l’on établit
ses propres principes de vie, de leurs conséquences sur
l’établissement des règles de la vie commune, valables pour tous,
c'est-à-dire universelles ?
Il semble bien en effet que la
simple distinction entre les rapports de soi à soi qui serait de
l’ordre de l’éthique, et les rapports de soi aux autres, et des
autres entre eux, qui serait du ressort de la morale ne soit pas
satisfaisante si elle conduit à penser ces deux types de rapports de
façon séparée, car il apparait vite que l’on ne peut envisager
de concevoir la vie bonne pour soi sans mettre en rapport cette
conception avec celle de la vie bonne pour les autres. L’éthique
contemporaine d’ailleurs, du moins telle qu’elle est généralement
comprise dans les débats publics, entend également définir les
conceptions de la vie bonne, au-delà de l’éthique individuelle,
d’une part pour les groupes dans lesquels chacun participe ou se
reconnait, et d’autre part pour les rapports que chacun entretient
dans ses différentes activités avec les autres. On parle alors
d’éthiques particulières souvent d’ailleurs formalisée dans
des chartes éthiques applicables dans une profession, une
entreprise, un groupe particulier et on distingue aussi aujourd’hui
l’éthique privée, qui traite des rapports de soi à soi, des
règles de vie que l’on se donne, de l’éthique publique qui
traite des rapports de soi avec les autres et des autres entre eux.
Une autre façon d’envisager cette distinction entre éthique
et morale serait donc de considérer, d’une part, l’éthique
comme l’activité de recherche du bien et de conception de la vie
bonne, et d’autre part, la morale comme l’établissement et la
prescription des normes de la vie en société, donc universelles,
permettant de mettre en pratique ces idées du bien. L’éthique est
dans le souci du bien et la morale est dans l’effort
d’universalisation. L’éthique est dans la visée, la morale est
dans la norme.
Mais ici aussi on voit qu’éthique et morale
sont liées de toute façon, car la discussion et la détermination
des valeurs ne peut être séparée de l’établissement des normes
morales ou juridiques qui ont pour objectif de mettre en pratique ces
valeurs. Aussi cette distinction tend souvent aujourd’hui à
disparaître dans le langage courant du débat public où l’éthique
est entendue à la fois comme l’activité de détermination des
principes et des valeurs de la vie bonne et comme celle qui détermine
les normes et les règles permettant sa réalisation. L’éthique
s’en trouve ainsi définit comme l’étude de la morale,
c'est-à-dire à la fois comme la détermination des valeurs et
l’étude de la prescription des normes.
Il est intéressant de
relever à ce niveau que cette définition de l’éthique comme
étude de la morale, fait apparaître son usage critique, car
étudier la morale c’est (re)mettre en questions, non seulement les
soi-disant vérités morales que tous croient connaitre et qu’il
est souvent d’usage de considérer comme allant de soi, mais aussi
(re)mettre en questions ce que je considère moi-même comme allant
de soi. Lorsque je veux définir, au-delà de ce qui est bien pour
moi, c'est-à-dire de mon éthique, les normes et les règles
valables pour tous, je dois nécessairement m’interroger,
c'est-à-dire avoir un regard critique, sur les normes morales déjà
existantes dans la société, mais aussi sur mes propres valeurs, sur
mes propres opinions a propos de ces normes.
Mais au-delà de ces
définitions englobantes de l’éthique, (trop englobante selon moi
car à vouloir tout dire par le même terme on atrophie la
pensée !),
il me parait important de bien maintenir les deux distinctions que
nous avons mis en exergue.
La première distinction est celle des
rapports de soi à soi d’une part, et des rapports de soi aux
autres d’autre part, car ces deux types de rapports fondent deux
types de questionnement éthique. Du premier relèvent les questions
de la moralité ou non d’actes comme la masturbation ou le suicide
par exemple, qui ne concerne que soi-même, alors que du deuxième
type relèvent les questions de la non-nuisance à autrui ainsi que
de la bienveillance à l’égard d’autrui. Pour certains auteurs,
qui se reconnaissent dans la tradition libérale (tradition qui fait
de l’autonomie de l’individu le principe premier de toute vie
sociale), et qui se réclament des éthiques minimalistes (comme
Ruwen Ogien par exemple), seule la question des rapports de soi à
autrui est moralement pertinente, alors que la question des rapports
de soi à soi, c'est-à-dire ce que je fais de mon corps et de ma
vie, ne l’est pas, ou ne l’est que dans la mesure où cela peut,
directement ou indirectement, nuire aux autres. La limite entre les
rapports de soi à soi et les rapports de soi aux autres peut
d’ailleurs souvent être discutée. Il en est ainsi, par exemple,
des questions de la consommation d’alcool, qui a priori ne
concernent que ceux qui consomment, mais qui dans une interprétation
non-minimaliste peuvent être considérées comme des questions
moralement pertinentes dans la mesure où cette consommation peut
induire un comportement à risque voir violent à l’égard des
autres (pour la conduite automobile entre autre).
La deuxième distinction est celle
entre, d’une part, la détermination des principes, des fondements
et des valeurs de la vie bonne, et d’autre part, la prescription
des normes. Le premier terme de cette distinction, la recherche du
bien, qui relève de l’éthique dans sa définition courante, est
nécessairement ancré dans une culture, dans des conditions
psychologiques et sociales, dans des mœurs particulières. Par
exemple des valeurs telles que : l’aspect inaliénable de la vie,
la propriété, la recherche du plaisir ou du bonheur, le respect de
la nature, l’obéissance à Dieu …. ne sont pas reconnues au même
titre dans toutes les cultures ni à toutes les époques, elles
n’occupent pas la même place dans la hiérarchie des valeurs.
A
l’inverse le second terme, la prescription des normes, qui relève
de la morale dans la définition courante, s’inscrit dans un effort
d’universalisation, car une norme morale, qu’elle soit ou non
l’objet d’une loi, ou d’un règlement formel, a pour but de
s’appliquer à tous au sein d’une société. Par exemple :
ne pas tuer, ne pas voler, porter assistance à toute personne en
danger.
C’est cette prescription des normes, qui fait l’objet
des critiques, lorsqu’elle est détournée par les pouvoirs
politiques ou religieux, pour leurs intérêts, ou lorsqu’elle se
transforme en rigorisme au nom d’une pureté des intentions
impossible à atteindre, ou au nom d’un sacré qui ne tolère aucun
écart. Nietzsche condamne ainsi la morale qui prétend juger toute
action en dehors des conditions psychologiques ou sociales réelles
et à partir d’une distinction abstraite entre le Bien et le Mal.
Kant quand à lui critique la morale traditionnelle qui réclame
seulement une conformité extérieure a telle ou telle règle. Pour
lui au contraire la morale est une doctrine de la liberté qui
consiste à agir par devoir. Mais Kant ne nous donne pas le contenu
de ce devoir, il nous définit une méthode pour décider par
nous-mêmes ce qu’est notre devoir, ce que nous devons faire. « Que
dois-je faire ? » est la question morale par excellence et
la réponse ne nous est pas donnée par des règles édictées par
une quelconque autorité religieuse ou politique mais par nous-mêmes.
Pour cela Kant nous propose principalement deux règles. La première
est la règle d’universalisation selon laquelle une action est
morale si elle est universalisable. C’est la fameuse formule de
l’impératif catégorique qu’il énonce ainsi : « Agis
de telle façon que la maxime de ta volonté puisse être érigée
aussi en principe d’une législation universelle ». La
deuxième règle, peut être considérée comme l’un des fondements
de l’humanisme : « Agis de telle sorte que tu traites
l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de
tout autre en même temps comme une fin et jamais simplement comme un
moyen. ». Ainsi pour Kant, ce que je décide pour moi-même,
les valeurs que je choisis, les principes qui doivent guidés mes
actions, ne relève pas seulement de ma simple éthique personnelle,
de mes préférences, mais du devoir, fondé en raison sur
l’impératif catégorique (universalisation et humanisme) et qui
est ainsi mise en œuvre de mon autonomie ; c’est moi qui
décide de mes propres normes morales dans mes rapports avec les
autres.
Morale
ou moralisme ?
Aussi il importe de
distinguer la morale d’une part, du moralisme et du paternalisme
d’autre part. La morale consiste (du moins si, comme nous venons de
le voir, on s’en tient à l’usage que fait Kant de ce mot) en la
détermination par chacun, faisant usage de sa raison, des normes
universelles qui régissent son comportement individuel par rapport
aux autres hommes. Le moralisme quant à lui, consiste, dans son
acceptation commune, en cette tendance à juger selon des catégories
morales figées (définies par des autorités religieuses ou
politiques) plutôt qu’à effectuer un travail intellectuel de
compréhension et d’explication. Mais dans nos sociétés laïques
et démocratiques ou la souveraineté relève du peuple et non d’une
quelconque autorité transcendante, le moralisme, selon Ruwen Ogien,
revient à considérer que les normes morales qui doivent s’appliquer
dans une société sont celles qui sont supposées être respectées
par le plus grand nombre, indépendamment du fait qu’elles soient
basées sur la raison et qu’elles soient universalisables ou non.
Ainsi la condamnation morale de certaines pratiques minoritaires
(l’homosexualité par exemple) peuvent être considérées comme du
moralisme dans la mesure où cette condamnation se fonde uniquement
sur un sentiment de rejet qui serait majoritaire dans la population
alors que la question morale pertinente serait de se demander si
l’acceptation de ces pratiques minoritaires est universalisable,
c'est-à-dire acceptables par tous. Peut-on accepter ces pratiques
minoritaires au même titre que l’on accepte les pratiques
majoritaires, et en particulier, la question clé à se poser est
alors : « ces pratiques minoritaires nuisent-elles à
autrui ? », car la nuisance à autrui est en effet la
première caractéristique d’une action non-universalisable.
Le
paternalisme quand à lui consiste, pour établir les normes morales
d’une société, à faire appel à des principes généraux comme
la dignité humaine ou la nature humaine, qui s’impose alors comme
des principes transcendants, donc indépendamment de la nuisance à
autrui ou non des pratiques que ces normes induisent.
Ainsi
l’argument selon lequel les pratiques homosexuelles seraient
moralement condamnables parce-que la majorité de la population
répugnerait à de telles pratiques, est un argument moraliste ;
alors que l’argument selon lequel elles seraient condamnables
parce-que de telles pratiques seraient contraires à la dignité
humaine est un argument paternaliste. Dans les deux cas il s’agit
de protéger les gens d’eux-mêmes (c’est « pour leur
bien » que l’on condamne leurs pratiques homosexuelles !),
en édictant des normes morales dont ils ne peuvent pas vérifier
rationnellement la validité et qui ne nuisent à personne, dans la
mesure où elles sont consenties.
La pluralité du bien, c’est bien
Interrogeons-nous d’abord sur le
fondement de la réflexion éthique, à savoir la détermination des
principes, des fondements et des valeurs de la vie bonne, en un mot
le questionnement sur le bien.
A cette question, les différentes
écoles philosophiques apportent des réponses différentes, et dont
les applications pratiques peuvent parfois même être
contradictoires, aboutissant à des théories éthiques différentes,
à des façons différentes d’envisager le "bien vivre".
Rechercher
le bien ou la perfection ?
Ainsi pour la
plupart des théories éthiques de l’antiquité, ce que nous devons
faire c’est rechercher le bien. Mais si le bien peut être définit
de façon différente selon les auteurs, il est toujours l'objet
d'une recherche, d'un désir, d'une volonté. Pour Platon il peut
être définit comme une réalité transcendante, c'est-à-dire comme
une Idée, mais aussi comme un ordre à réaliser, traduisant par là
une aspiration a la cohérence et donc à la rationalité. Selon
cette conception, est « bien » ce qui est rationnel, ce
qui peut être jugé selon des critères stables et objectifs. Mais
le bien peut aussi être conçu comme une perfection à réaliser,
c'est à dire comme une réalité définie de façon objective, et
non pas subjective comme le serait le plaisir ou le bonheur. Chez
Marx, par exemple, il s'agit de la coopération sociale, chez
Nietzsche de la créativité, entendue comme exercice de la volonté
de puissance, de la force de vie. Pour Descartes la perfection est
ontologique, elle définit l'être, de même que pour Spinoza chez
qui on peut assimiler la perfection a la "puissance d'être".
Pratiquer
la vertu ou rechercher le bonheur ?
Le
sens commun tend à opposer la pratique de la vertu, austère et sans
joie, au bonheur, et même à y voir une incompatibilité entre ce
dernier et la moralité. Ainsi, choisir le bonheur c’est ne plus se
soucier de la vertu et accepter même de mal agir pour être heureux.
A l’opposé, agir moralement, c’est accepté de sacrifié son
bonheur. Pour Kant d’ailleurs il y a divergence entre ces deux
catégories de fins humaines : celle orientées vers le bonheur
et celles orientées vers la moralité.
Les philosophes de
l’antiquité au contraire liaient recherche du bonheur et moralité,
car pour eux la seule véritable source de bonheur était dans la
pratique de la vertu.
Pour Aristote, dont les théories éthiques
sont caractéristiques des éthiques de la vertu, est « bien »,
ce que je veux quand ma volonté est droite et éclairée et que j’ai
une bonne connaissance de mes désirs. C’est en cette recherche que
consiste la pratique de la vertu, et c’est cette pratique de la
vertu qui conduit au bonheur.
De même, Socrate dans les
Dialogues de Platon s’oppose à ceux qui prétendent que les tyrans
et les méchants sont les hommes les plus heureux. Dans l’éthique
socratique comme dans l’éthique stoïcienne la vertu est également
considérée comme la condition du bonheur. Mais le bonheur y est
conçu, non comme la satisfaction des désirs ou pratique des
plaisirs, mais au contraire comme autonomie rationnelle et
indépendance à l’égard des vicissitudes extérieures, comme à
l’égard des désirs et de la recherche des plaisirs. Par ailleurs
le bonheur ne se définit jamais de façon uniquement individuelle ;
il n’existe vraiment qu’accompagner du bonheur des êtres aimés.
Aristote défini d’ailleurs l’amitié comme l’amour du bien
d’autrui. Pour Epicure le bonheur est aussi conçu comme bonheur
entre amis.
Mais la recherche du bonheur peut aussi être
première, et être non seulement le ressort principal de toutes nos
actions, mais en déterminer de plus la moralité. Ainsi pour
certains philosophes, Hobbes, Hume et certains utilitaristes, la
capacité d’une action à produire le bonheur, en détermine la
moralité.
Le
plaisir (de soi et des autres) comme conséquence de nos actions
?
Les théories du plaisir et de l'utilité,
auxquelles se rattache l’utilitarisme du 18ème siècle,
se fondent sur la morale hédoniste que préconisait Epicure. Mais
l’hédonisme de celui-ci ne consistait pas en une apologie du
plaisir en lui-même. Epicure recommandait la recherche des
« plaisirs en repos », caractérisés simplement par
l’absence de souffrance, et conduisant à l’ataraxie, cette
absence de trouble qui conduit à la sagesse. Il distinguait ces
« plaisirs en repos » des « plaisirs en mouvement »
qui, sans être condamnés, présentent le risque d’entrainer un
déséquilibre nuisible à cette paix intérieure, condition du
bonheur.
La doctrine des utilitaristes met ainsi en avant la
recherche du plaisir, considéré comme une valeur intrinsèque,
c’est à dire une valeur première, que rien ne peut donc fonder.
Mais cette recherche du plaisir n’est pas pour eux une recherche
individuelle, car c’est le plaisir de tous qui doit, selon leur
doctrine, être le but de l’organisation sociale et des
institutions. C’est donc ainsi à travers un calcul des plaisirs et
des peines, que nous devons déterminer nos actions, individuelles et
collectives. A la question « que dois-je faire ? »
comme à celle « que devons-nous faire ? », les
utilitaristes répondent que nous devons faire tout ce qui maximise
les plaisirs et minimisent les peines du plus grand nombre. Nous
voyons donc que la doctrine utilitariste prend en compte les
conséquences de notre action afin de déterminer si celle-ci est
bonne ou non. C’est une doctrine conséquentialiste.
Se
laisser guider par la nature et l’évolution
Certains courants de l’éthique mettent en avant
le respect de la
nature comme principe fondant la moralité de nos actions. Pour eux
ce qui est naturel est nécessairement bon. N’est-ce pas d’ailleurs
cette idée qui fonde la plupart des théories écologistes
aujourd’hui ?
Par ailleurs, et politiquement à l’opposé,
d’autres considèrent l’évolution, suivant en cela la doctrine
de l’évolution de Darwin, comme étant un critère de moralité :
est « bien » ce qui s’accorde à l’évolution
naturelle. Ainsi Spencer au 19ème siècle préconise le
laisser faire en matière économique et sociale afin de ne pas
contrarier la sélection naturelle et l’élimination des moins
aptes !
Faire
son devoir : Il n’y a que l’intention qui compte ?
Les
théories du devoir, dont Kant et les kantiens se réclament,
considèrent que c’est dans l’idée de devoir que se trouve le
principe de la moralité. « Que dois-je faire ? »
« Je dois faire mon devoir » répond Kant. Mais,
contrairement aux morales traditionnelles pour lesquelles l’action
par devoir est subordonnée à des buts, comme le bonheur (je dois
faire ce qui me conduit au bonheur), ou d’autres résultats
désirés, le devoir pour Kant s’impose à nous sans condition ;
il est donc absolu, inconditionnel, catégorique. Ainsi lorsque nous
agissons « par devoir » ou par « respect du
devoir » nous ne nous soumettons pas à une autorité
extérieure, nous n’avons pas à prendre en compte un calcul des
conséquences bonnes ou mauvaises, comme le font les utilitaristes,
mais nous exerçons notre liberté, notre autonomie rationnelle.
C’est seulement en vertu de sa forme rationnelle que le devoir, est
à la fois contrainte, car il est impératif, et liberté car il nous
permet de nous affranchir de nos déterminations, de nos désirs
immédiats. Kant, comme nous l’avons vu, définit ainsi les formes
de l’impératif catégorique par la maxime d’universalisation :
« Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu
peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle »
mais encore par celle qui demande de ne jamais traiter l’homme
comme un moyen, mais toujours comme une fin. La théorie du devoir de
Kant est ainsi une théorie déontologique : seule l’intention
à l’origine de l’action détermine la moralité de celle-ci ;
si bien que de deux actions identiques, aux conséquences identiques,
seule celle qui sera faite avec une intention bonne, une bonne
volonté dit Kant, est morale, alors que celle qui sera faite par
calcul ou par intérêt, c'est-à-dire dans un but donné, ne l’est
pas.
La
pluralité des valeurs éthiques doit-elle nous conduire au
relativisme ?
Nous avons vu que les
sources des valeurs éthiques sont diverses et que celles-ci sont
parfois contradictoires. Ainsi les théories conséquentialistes pour
qui les buts de l’action sont les seules critères de moralité
(par exemple : promouvoir le plus grand bonheur pour le plus
grand nombre), peuvent nous conduire à agir en opposition avec les
théories déontologiques qui nous enjoignent de respecter
inconditionnellement des règles d’actions ou de comportements (par
exemple : ne pas voler, ne pas mentir …). Par ailleurs les
valeurs visées peuvent être très différentes : la vie, la
force vitale, la créativité, l’harmonie sociale, le plaisir, le
bonheur, la conformité avec la nature, l’évolution, la vertu, le
devoir ….
Aussi, il peut nous sembler que, de principes
contradictoires et de valeurs multiples, nous ne pouvons qu’être
conduit au relativisme, au « tout se vaut » et donc à
conclure en l’inutilité de l’éthique et de la morale.
L’éthique c’est démoralisant !
Mais
une société peut-elle se passer de règles de vie en commun ?
En effet, devant un tel
foisonnement de
références contradictoires, de principes qui s’opposent et de
valeurs qui s’annulent on peut se sentir démoralisé certes …
mais saisissons-en l’opportunité et gageons que cette
démoralisation soit positive. Un peu à la façon dont André
Comte-Sponville nous parle du désespoir, dans lequel il ne voit pas
l’affliction mais simplement l’absence du besoin d’espérer et
donc la vie au présent, nous pouvons de même parler de
démoralisation devant la complexité de la réflexion éthique et
l’impossibilité d’une telle réflexion à nous donner des guides
sûrs pour l’action. Mais cette démoralisation ne doit pas être
découragement ou accablement, mais simplement suspension du jugement
moral, prise de distance, regard critique, devant la pluralité des
valeurs éthiques et des normes morales qui peuvent en résulter.
Ainsi la pluralité des théories éthiques doit-elle être
perçue comme une richesse, comme une raison de prendre une distance
critique par rapport aux préjugés moraux, comme une opportunité de
penser nos actions, plutôt que comme une cause de scepticisme
démoralisateur !
Mais la multiplicité des conceptions de la
vie bonne, si elle ne doit pas nous conduire au relativisme du
« tout
se vaut donc rien ne vaut !», mais au contraire nous
amener à approfondir notre réflexion, ne doit pas non plus nous
amener à rejeter en bloc la morale, c'est-à-dire la prescription
des normes de la vie en commun. Car en effet, a quoi servirait-il de
rejeter la morale, comme Nieztsche et ses adeptes contemporains de
tout poil nous le demandent, si c’est pour voir réapparaitre, sous
le terme d’éthique, des injonctions à être ceci ou cela : à
être autonome, à être authentique, à être soi-même, à suivre
ses désirs, à suivre la nature ... Car n’est-ce pas ainsi que se
présente la nouvelle morale contemporaine qui ne veut pas dire son
nom, mais qui isole et oppose les individus plus qu’elle ne leur
offre d’opportunité de coopérer ? Je devrais d’ailleurs dire
« le moralisme contemporain », tant l’idée de
l’individu souverain, qui n’a de compte à rendre à personne est
majoritaire aujourd’hui, et tend à s’imposer comme une religion,
sinon du moins comme une croyance.
Ne faut-il pas simplement
admettre, non seulement que toute société a besoin de morale,
c'est-à-dire de normes acceptées par tous qui permettent la vie en
société, mais aussi que chacun de nous a besoin d’une morale pour
vivre en société, c'est-à-dire de règles qu’il s’oblige
lui-même à suivre.
Pluralité et libre choix des valeurs d’une
part, universalité et nécessité des normes communes d’autre
part ; éthique et morale, ou éthique privée et éthique
publique, c’est entre ces deux termes qu’a lieu la réflexion
éthique. Comment pouvons-nous les articuler, comment penser la place
relative de l’un et de l’autre ?
Le bien et le juste : ça se
discute !
Dans les sociétés multiculturelles
actuelles, diverses conceptions éthiques coexistent, liées à
l’origine culturelle ou religieuse des individus, et l’un des
problèmes auquel est confrontée la démocratie est de savoir
comment établir des normes de justice qui puissent être acceptées
par tous. Comment fonder le juste, là ou existent plusieurs
conceptions du bien ? C’est ainsi que John Rawls et Jürgen
Habermas pose la question de la justice politique, et y apportent des
solutions sensiblement différentes, bien que se situant tous deux
dans le droit fil de la théorie kantienne de la raison
pratique.
Pour répondre à cette question Rawls propose la
procédure fictive du « voile d’ignorance », qui
postule que pour déterminer des principes de justice acceptables par
tous, il faut que ceux qui sont chargés de déterminer ces principes
soient placés derrière un « voile d’ignorance » ou
ils ne connaissent plus ni leur place dans la société, ni leur
appartenance de classe ou leur statut social, et où ils ignorent
même leurs propres conceptions du bien et même leurs
caractéristiques psychologiques. Ainsi placés à distance de leurs
intérêts réels dans la société, de leurs propres désirs, de
leurs valeurs, ignorant de leur place dans la société, et décidant
seulement selon la vision qu’ils ont alors de leur propre intérêt
et suivant leur seule nature rationnelle, ils doivent parvenir à
l’accord le plus équitable possible pour tous, qui sera donc
acceptable par tous. C’est donc en se détachant de leurs
conceptions propres du bien que les citoyens peuvent se mettre
d’accord sur des conceptions du juste qui soient équitables. Ainsi
cette théorie place au premier plan les individus considérés comme
des êtres rationnels, et qui sont censés, derrière le « voile
d’ignorance », prendre la décision qui leur assure à chacun
la situation la meilleure, et qui sera, du fait de leur ignorance de
leurs conditions et capacités réelles, la plus juste, la plus
équitable, c'est-à-dire la meilleure pour tous. Cette théorie
relève donc du paradigme libéral, et s’oppose ainsi aux théories
communautariennes qui, quant à elles, place aux premiers plans non
pas l’individu rationnel et donc universel, mais l’individu réel
avec ses attaches culturelles, religieuses, avec ses valeurs et ses
conceptions particulières du bien.
C’est ces deux conceptions
extrêmes que refuse Habermas, qui pense que le bien de l’individu
au sein de sa communauté restreinte (culturelle ou religieuse),
c'est-à-dire ses conceptions de la vie heureuse, ne doit pas être
opposé à la justice au sein de la collectivité politique,
c'est-à-dire aux normes qui régissent la vie sociale, comme la
fiction du « voile d’ignorance » le fait, selon lui. Il
veut ainsi dépasser, à la fois, l’universalisme abstrait de Rawls
et le relativisme des éthiques contemporaines fondées sur la
reconnaissance des particularités.
Pour Habermas, comme pour
Kant, le but de la théorie morale est d’établir un principe de
base pour la délibération morale et des règles pour juger de la
validité des normes morales. Mais pour Kant c’est chacun qui
détermine ses propres normes d’action au travers des règles de
l’impératif catégorique et qui les fait valoir, auprès de tous
les autres comme étant une loi universelle. A l’inverse de cette
délibération privée, caractéristique de l’autonomie des
individus que Kant met en avant, Habermas propose une orientation
dialogique, ou l’impératif catégorique doit être validé dans
une discussion argumentative.
Ainsi « l’éthique de la
discussion » que propose Habermas consiste dans la définition
des critères que doit respecter toute discussion ayant pour but
d’établir les normes de justice politique, c'est-à-dire les
règles de la vie commune en société. Ainsi le consensus sur les
normes, consensus garant de leur universalité, doit se faire au
travers de discussions publiques à l’intérieur desquelles des
arguments rationnels sont évalués pour établir la validité des
énoncés proposés, sans recours ni à l’intuition ni à
l’évidence. A ces discussions pratiques, ayant pour but de
déterminer le juste, les citoyens y viennent avec leurs propres
conceptions du bien, avec leurs propres conceptions de la vie bonne.
Le principe d’universalisation, sorte de règle du jeu que propose
Habermas, qui demande à chaque participant de vérifier que les
principes et les normes qu’il propose sont universalisables, ainsi
que la rationalité des arguments échangés, permettent à la fois
de construire des consensus sur les normes édictées et de garantir
la coexistence des différences. Alors que pour Kant l’impératif
catégorique est comme une norme formelle qui obéit uniquement à la
raison, et qui s’impose donc par le haut, ou du moins du dehors ;
pour Habermas, au départ, « tout est permis » et la
limitation (les interdictions) est édictée dans la discussion, de
l’intérieur des relations qui s’y établissent, par le langage
qui constitue ses relations, et par le consensus qui en
résulte.
Ainsi donc dans ce schéma les liens entre, d’une
part, les valeurs éthiques particulières de chaque individu et de
chaque communauté culturelle, et d’autre part, les normes morales
universelles qui régissent les relations sociales, sont soumis à la
discussion critique en permanence, afin d’être actualisées par
les citoyens eux-mêmes. Par la discussion chaque individu interroge
ses propres valeurs éthiques, les confronte à celles des autres,
pour établir des normes morales acceptables par tous.
L’établissement des normes de la vie en commun passe ainsi par la
critique par chacun de ses propres valeurs éthiques, condition de
possibilité de la discussion, et donc de la critique, de la remise
en question en questions, des normes morales, afin de les
réactualiser. Ainsi chaque citoyen n’est pas écartelé entre,
d’une part, la recherche de la vie bonne qui exprime sa liberté,
et d’autre part, le respect des normes morales qui s’imposeraient
à lui.
Dès lors nous voyons que éthique et morale ont partie
liée avec l’esprit critique des citoyens qui s’exerce dans le
cadre de discussion argumentative où le principe d’universalisation
est la principale règle du jeu. Les normes morales ne sont pas
indépendantes des valeurs éthiques, ni les unes ni les autres ne
sont figées, car les unes comme les autres sont en permanence soumis
à la critique.
Ainsi, enseigner la morale ne revient pas tant à
transmettre des valeurs et des prescriptions morales, qu’à former
les élèves à penser par eux-mêmes, à argumenter, à s’interroger
sur eux-mêmes, à prendre de la distance par rapport à leurs
propres valeurs … bref à participer à une discussion délibérative
pour, partant de leurs valeurs, mais les mettant à distance,
découvrir les normes de la vie en commun.
De
la théorie à la pratique …
Après
avoir posé ces principes théoriques, qui sont loin d’être
exhaustifs, et qui traduisent inévitablement une certaine vision,
partielle et partiale, de l’éthique et de la morale, il faut les
appliquer à des cas pratiques. Comment penser, avec ses outils
théoriques, des problèmes tels que ceux qui se posent
aujourd’hui dans notre société ?
Comment déterminer ce
qui relève de l’éthique privée et de l’éthique publique (où
en d’autres termes, comme nous l’avons vu, de l’éthique et de
la morale)?
Comment dès lors déterminer les normes communes de
l’éthique publique (les normes morales) sur lesquelles se fonde la
législation ?
Dans quelle mesure, et comment, L’Etat, et
en particulier l’école, mais aussi la société civile, les
médias, les associations (comme la notre), peuvent-elles et
doivent-elles intervenir en terme d’éthique privée ?
Considérons ainsi quelques-uns des sujets du moment et
essayons de poser quelques questions pertinentes eu égard aux
principes que nous avons vu, et qui serait celles qu’un débat
public devrait aborder :
Sur le mariage homosexuel, la
question
morale posée par une éventuelle loi est de savoir si un même type
d’acte juridique (de mariage), donnant les mêmes droits, peut
s’appliquer à la fois aux couples homosexuels et aux couples
hétérosexuels.
Est-il légitime que l’Eglise catholique
exprime sa conception du bien dans le débat public (en l’occurrence
opposée à une égale prise en compte du mariage homosexuel) ?
Sur la prostitution :
Est-il
légitime d’invoquer la dignité de la personne comme critère pour
décider du bien fondé d’une interdiction de la prostitution en
tant que telle (c'est-à-dire hors du phénomène du proxénétisme
qui lui est souvent associé) ?
Est-il légitime alors d’invoquer
la question du consentement libre des prostituées ?
Comment
poser le problème de la non-nuisance à autrui dans ce cas ?
Sur la légalisation /
dépénalisation
de la consommation de cannabis (et de drogue en général) :
Dans quelle mesure la consommation de drogue ne concerne que les
rapports de soi à soi ?
Dans quelle mesure, compte tenu du
phénomène d’addiction, est-elle une activité librement
consentie?
Chaque sujet à caractère éthique
peut ainsi être interrogé à l’aune de cette distinction du bien
et du juste, de l’éthique et de la morale, de l’éthique privée
et de l’éthique publique, la première ne concernant que la vie
privée et la communauté d’appartenance et n’ayant, du moins si
l’on s’en tient à l’éthique minimaliste, pas de pertinence
morale, et la seconde concernant les rapports sociaux ou se posent
les problèmes de normes morales sur lesquelles se fondent la
législation.
Mais il y a sans doute bien
d’autres
façons de considérer l’éthique et la morale … et la question
initiale serait sans doute au-delà de « à quelle éthique se
vouer ? » mais plutôt « comment se situer entre
éthique et morale ?», « comment le bien vivre soi-même
est-il lié au bien vivre ensemble ? »
Bernard Cretin
Septembre 2012
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