pour une éthique contemporaine

Philosophie, éthique, politique :
du dialogue socratique au débat citoyen


Le dialogue socratique, tel qu’il nous est rapporté par Platon dans ses Dialogues où il met en scène Socrate, a pour but d’amener les interlocuteurs à s’interroger sur leurs opinions et leurs croyances et par là à s’interroger sur eux-mêmes, c'est-à-dire sur le sens de leurs pensées et de leurs actions. Les demandes de justifications que Socrate adresse, sous la forme d’arguments rationnels, à ses interlocuteurs, ont pour but d’amener progressivement ceux-ci à se questionner pour éprouver la solidité des thèses qu’ils avancent. C’est ce questionnement qui révèle la faiblesse de leur adhésion à « leurs » opinions ou à « leurs » croyances. Cette mise à l’épreuve de leurs opinions devient alors mise à l’épreuve d’eux-mêmes. L’examen des thèses qu’ils défendent devient examen d’eux-mêmes et les oriente ainsi vers la seule chose qui vaille selon Socrate : la recherche du bien et la pratique de la vertu. C'est par ce questionnement sur soi-même, sur le « comment conduire sa vie ? » auquel il nous invite que le dialogue socratique a un rapport étroit avec l'éthique.

Le dialogue socratique comme réfutation de l’opinion

L’opinion comme arrêt de la pensée

C’est donc en premier lieu aux opinions et aux croyances que s’attaque le dialogue socratique. Alors que l’on considère généralement que penser consiste à produire des idées, c'est-à-dire des opinions (dans le sens couramment admis de ce mot), Platon définit au contraire l’opinion, non comme le produit de la pensée mais comme le résultat de l’arrêt de la pensée, cette « conversation que l’âme poursuit avec elle-même ». Cet arrêt de la pensée résulte d’un jugement que l’âme porte sur elle-même, jugement qui survient sans raison, sans cause rationnelle, car uniquement lié à l’humeur du moment, au désir ou aux intérêts. L’opinion est ainsi irrationnelle contrairement au savoir qui est fondé en raison, et c’est donc en combattant l’opinion que le dialogue socratique met en marche la pensée rationnelle. C'est en montrant à ses interlocuteurs, par la réfutation de leurs thèses, que les opinions qu'ils croient être les leurs, ne sont en réalité que des croyances sans fondements rationnels, que Socrate pousse ceux-ci à s'examiner. Ainsi chacun peut découvrir, par la pratique de cet exercice qu'est le dialogue socratique, que les opinions qu'il revendique, souvent d’ailleurs avec passion, comme étant les siennes propres, ne sont en réalité que des croyances irrationnelles qui lui viennent de l'extérieur.

De la réfutation de ses opinions à l’examen de soi-même

Dès lors, lorsque nos certitudes de savoir se transforment ainsi en preuves de notre ignorance, lorsque l'on découvre que nos opinions que l'on considérait comme étant une part, ou une caractéristique, presque intime de nous-mêmes, ne nous appartiennent pas, on se retrouve alors dépouillé de ce qui nous constituait, et l'on se demande ce que nous sommes vraiment. C'est cet examen de soi-même qui constitue, pour Socrate, le premier devoir de tout homme : « Une vie sans examen ne vaut pas d’être vécue» dit-il selon Platon dans l’Apologie de Socrate.

Socrate, en pressant ses interlocuteurs de questions, les conduits à changer leur façon de voir le monde. La pratique de la réfutation, comme celle de la dialectique, dans le dialogue socratique, où chacun accepte de se soumettre aux exigences du raisonnement logique, détourne notre esprit du monde sensible pour le tourner vers la vertu comme le remarque Pierre Hadot dans son ouvrage Exercices spirituels et philosophie antique. Celui-ci précise aussi que le dialogue socratique, bien que pratiqué en commun, engage les interlocuteurs à un exercice spirituel intérieur qui consiste, en dialoguant et luttant avec soi-même, à se changer soi-même. Il nous montre ainsi l’aspect éducatif du dialogue socratique. Celui-ci est un exercice de l’esprit qui nous amène, en nous changeant nous-mêmes à changer notre rapport au monde et aux autres. Véritable méthode pédagogique, le dialogue socratique agit donc comme une éducation éthique, il nous enseigne comment mieux vivre avec nous-mêmes et avec les autres.

Le dialogue socratique est conduit dans un objectif affirmé de recherche du savoir, mais cette recherche débouche presque toujours sur une aporie, c'est-à-dire sur une impossibilité de répondre à la question posée au départ, à la demande de définition (en tout cas dans les premiers Dialogues de Platon dit socratiques ou aporétiques). Le constat de cette aporie amène les interlocuteurs de Socrate à reconnaitre leur ignorance. Cette reconnaissance d’ignorance est une véritable mise à l’épreuve des interlocuteurs du dialogue qui, affranchis de toute fausse certitude, se découvrent alors plus lucides, sur eux-mêmes et sur le monde, et se tournent vers la vertu, entendue ici comme pratique du perfectionnement de soi.

Ainsi le dialogue socratique, partant de la réfutation des thèses, en vient à produire « l’examen de soi-même en vue de la vertu et de la justice ». La recherche du savoir conduit à la recherche du bien, c'est-à-dire du « comment bien conduire sa vie ? ».

Le dialogue socratique : du questionnement à la mise à l'épreuve

La revendication d’ignorance comme clé du questionnement mutuel

Dans le dialogue socratique tel qu’il apparait dans les premiers Dialogues de Platon, Socrate se met volontairement dans la position de celui qui ne sait pas et qui donc ne peut qu’interroger les autres et non émettre des thèses sur la question en discussion. Mais il y joue le rôle principal, c’est lui qui interpelle et interroge ses interlocuteurs sur ce qu’ils prétendent savoir, en posant généralement une question de départ sous forme d’une demande de définition d’une vertu, puis c’est lui qui réfute leurs thèses lorsque ceux-ci répondent à sa question. Ainsi il revendique pour lui-même son ignorance en même temps qu’il proclame son désir de savoir. Sa pratique purement interrogative pourrait se décrire ainsi ; « je ne sais pas mais je désire savoir  et j’interroge donc les autres pour apprendre d’eux ».
Mais au cours du dialogue, Socrate réfute les positions de ses interlocuteurs, leur montrant qu’en réalité ils ne savent pas ce qu’ils prétendaient savoir au début de la discussion, et ce faisant il crée chez eux cet état de manque de savoir, c'est-à-dire la reconnaissance d’ignorance que lui-même revendiquait dès le début du dialogue. Il y a ainsi, à la fin du dialogue, une sorte de rééquilibrage des positions de Socrate et de celles de ses interlocuteurs. Ceux-ci sont, par le dialogue avec Socrate conduit à reconnaitre leur ignorance, comme le revendiquait Socrate en préalable au dialogue, et ils sont ainsi amenés, comme Socrate l’était également, au désir de savoir, c'est-à-dire, au sens littéral du terme, à la philosophie (« désir de savoir » ou « amour du savoir » ou « amour de la sagesse » sont des traductions possibles du terme grec « philosophie »). Reconnaitre son ignorance, c'est se défier des croyances, des idéologies, des dogmes, de l'opinion, et cette reconnaissance d'ignorance est toujours liée au désir de savoir.

Il apparaît ainsi que, comme Socrate l’a fait, pour prétendre mettre à l’épreuve autrui, c'est-à-dire pour l’amener à s’interroger sur ses propres thèses qu’il croit vraies et lui faire découvrir que celles-ci sont fausses ou en contradiction avec d’autres thèses qu’il croit également vraies, il faut au préalable avoir soi-même fait cette démarche de remise en questions de ses propres opinions. A l’inverse, pour être amené à cette démarche d’interrogation sur ses propres opinions et sur soi-même, il faut accepter dans le dialogue, que ses propres thèses soient réfutées par autrui. C’est en ce double mouvement de soi vers les autres et des autres vers soi, que consiste le dialogue socratique.

Dialoguer, signifie alors, poser aux autres les questions que l'on se pose à soi-même et en même temps accepter que les autres nous posent les questions qu'ils se posent à eux-mêmes.

Nous devons ainsi tous êtres des « Socrate » qui nous interrogeons sur nous-mêmes en interrogeant les autres, et qui acceptons que les autres nous interrogent pour, par leurs questions, nous faire nous interroger nous-mêmes. La mise à l’épreuve d’autrui passe donc par la mise à l’épreuve de soi-même et la mise à l’épreuve de soi-même passe par notre mise à l’épreuve par autrui.

L’exigence éthique comme condition du dialogue

Le dialogue socratique se fonde donc sur cet accord entre interlocuteurs, qui, prêts à remettre en questions leurs opinions et leurs croyances, acceptent ainsi que celles-ci soient réfutées par les autres, et en réponse acceptent de réfuter les opinions des autres. Cet accord entre interlocuteurs traduit donc une attitude éthique qui doit préexister au dialogue, attitude de confiance et de bienveillance à l’égard d’autrui.

Il y a donc, dans le dialogue socratique, réciprocité entre mise à l’épreuve d’autrui et mise à l’épreuve de soi-même, l’une ne va pas sans l’autre. Mais cette réciprocité n’est pas toujours assumer, et tout dialogue n’est donc pas « socratique ». En effet interroger l’autre pour détruire ses arguments et ainsi ruiner ses opinions, peut sembler facile à certains qui savent manier la rhétorique et qui de fait ne s’interrogent pas sur eux-mêmes. Lorsque la critique des autres est ainsi déconnectée de la critique de soi, lorsque la mise en questions des opinions des autres ne s’appuie pas sur la mise en questions de ses propres opinions, c'est-à-dire sur l’exigence éthique, alors le dialogue est rompu.

Mise à l’épreuve des autres et mise à l’épreuve de soi-même ne sont ainsi indissociables que par l’exigence éthique qui sous-tend cette dernière et que Socrate résume dans la célèbre formule : «Une vie sans examen ne vaut pas d’être vécue.».

Le dialogue socratique ne se résume donc pas à une simple méthodologie de l’interrogation, car il est lié, par l’examen de soi-même qu’il suppose, à la recherche du bien et de la vertu, c'est-à-dire à l’exigence éthique.

Pour mieux comprendre cette dimension éthique du dialogue socratique, voyons en quoi consiste l’éthique pour Socrate, quelles sont les origines de la recherche éthique dans l’antiquité et comment différents auteurs ont traités cette question.

La dimension éthique du dialogue socratique

L’origine de la recherche éthique dans la philosophie antique

Aristote, qui a créé le terme d’éthique, pour désigner ce qui touche l’ethos, c'est-à-dire le caractère, voit en Socrate le « père de l’éthique ». Diogène Laërce, dit également qu’il fut le premier qui se soit consacré à l’étude de l’éthique. Par contre d’autres voient dans les poètes du 8ème siècle av. J.C. les précurseurs de la recherche éthique.

L’éducation classique des athéniens au 5ème siècle, éducation que Socrate a suivi, était en effet, outre la pratique de la gymnastique, et l’étude de la musique, basée sur l’étude de la grammaire qui impliquait alors celle des poètes et en particulier d’Homère et d’Hésiode.

A cette question de l’origine certains répondent qu’en réalité l’éthique, entendue comme étude théorique, s’est constituée progressivement tout au long du 5ème siècle à partir de l’œuvre d’Empédocle, des poètes, des sophistes, mais aussi des physiologues présocratiques.

Quoi qu’il en soit, Socrate représente une étape majeure dans cette évolution qui trouve ses sources chez des auteurs bien antérieurs à lui. Il affirmait qu’il faut avoir le souci de la justice, du bien et de la vertu, insistant sur l’aspect essentiellement pratique, c'est-à-dire sur le « comment conduire sa vie ? ». Examiner sa vie pour mieux la conduire, tel est le programme de perfectionnement de soi que nous propose Socrate, un programme essentiellement pratique. Mais, dans le même temps qu’il conduit les dialogues avec ses interlocuteurs, il semble aussi mener une réflexion théorique sur les valeurs ; réflexion qui réside dans cette recherche des universels et de l’essence de la vertu qu’il initie à chaque dialogue par la demande de définition et qui joue ainsi le rôle de fil conducteur de la discussion. La recherche de définitions des vertus, la recherche de l’essence des choses, ou en d’autres termes, la recherche des universels, participe à une recherche éthique consistant à la remise en question de tout savoir moral dogmatique.

La recherche de la vérité comme mise en question de l’opinion

C’est en effet en répondant à la question « qu’est-ce que x ? » que l’on met en question notre savoir, et par là notre prétention à savoir. Qu’est-ce que le mensonge ? Qu’est-ce que le devoir ? Qu’est-ce que la sagesse morale ? Qu’est-ce que le courage ? Qu’est-ce que l’amitié ? Qu’est-ce que la piété ?  Ces vertus, nous prétendons tous les connaître, mais lorsque l’on nous pose la question « qu’est-ce que telle ou telle vertu ? », « qu’elle est sa définition ?», « qu’elle est son essence ? » Alors nous ne savons pas y répondre clairement, nous découvrons les contradictions de nos arguments pour défendre nos opinions sur ces valeurs morales, nous découvrons notre ignorance des choses morales. Car en effet nous avons tous des opinions sur les vertus, sur le courage, sur le devoir, sur le mensonge, sur l’amitié, sur la piété, mais lorsque nous nous soumettons au questionnement des autres, ou lorsque nous faisons notre propre examen (c'est-à-dire lorsque nous nous soumettons à notre propre questionnement), alors nous découvrons que nos opinions sur ces vertus ne sont pas aussi fondées que nous le pensions a priori. L’apport original de Socrate dans le domaine de l’éthique réside dans cette pratique rigoureuse du dialogue, qui consiste à mettre en question le prétendu savoir moral de tout interlocuteur et à montrer que sa prétention au savoir moral n’est pas fondée. Ainsi par exemple, dans Le Lachès, les généraux interrogés par Socrate avouent finalement qu’ils ne savent pas ce qu’est le courage, c'est-à-dire la qualité première de tout soldat.

Philosophie et éthique

La philosophie : de l’étonnement à la mise en questions

Nous avons vu que Socrate est considéré par Aristote comme le premier penseur de l’éthique mais il est aussi considéré par Platon et Aristote comme « le moment décisif dans l’avènement de la philosophie ». Philosophie et éthique ont partie liée, car toutes deux sont « mises en question » d’un ordre et toutes deux sont à la fois pensée et action. La philosophie commence avec l’étonnement affirme Platon par la bouche de Théétète dans le Dialogue du même nom. Mais l’attitude philosophique n’est pas étonnement ou émerveillement devant les choses extraordinaires, mais simplement devant les choses ordinaires, devant le monde tel qu’il est.

La démarche socratique reflète bien cet état d’étonnement qui est au fondement de la philosophie. « Je ne sais rien » dit Socrate, traduisant ainsi un état d’indétermination et de doute sur ce que je perçois du monde. Ce que je perçois par mes sens quotidiennement m’apparaît étrange et incompréhensible et, dès lors, me pousse à aller au-delà, à essayer de comprendre. S’étonner devant le monde tel qu’il est, c’est ne pas comprendre le monde, c’est donc déjà désirer savoir, et c’est donc déjà mettre en question l’ordre de ce monde. Pour s’étonner ne faut-il pas déjà percevoir un écart entre le monde tel qu’il est et le monde tel qu’il pourrait être ? C’est ce lien qui va de l’étonnement à la revendication d’ignorance et au désir de savoir qui constitue dès lors l’acte même du philosopher.

Mais le désir de savoir en lui-même n’est pas philosopher, c’est seulement le désir de savoir en vue de nous sortir de notre état d’étonnement devant le monde, c'est-à-dire de notre ignorance, qui est philosopher, et non pas le savoir en vue de l’action, ou en vue de toute autre utilité ou intérêt.

L’éthique comme mise en questions de l’ordre du monde

Dès lors que nous avons défini la philosophie ainsi, c'est-à-dire comme lien ou comme chemin qui mène de l’étonnement devant les choses ordinaires au désir de savoir, nous pouvons aborder l’éthique comme l’application de cette démarche philosophique à l’homme. En effet l’homme, l’autre comme moi-même, et la façon dont il conduit sa vie, n’est-il pas le plus grand objet d’étonnement que l’on puisse rencontrer, plus difficile à comprendre même que la nature ? Les mythes et les valeurs que l’homme transporte, fondent le régime de pensée politico-religieux qui légitime l’ordre social et qui donc détermine, ou du moins influence en retour la façon dont les hommes conduisent leurs vies. Ce sont ces mythes religieux et politiques que vient interroger la philosophie et l’éthique par leur regard critique, venant ainsi briser le cercle de la répétition du même. La réflexion éthique commence par la prise de conscience de l’écart entre cet ordre politico-religieux tel qu’il m’apparaît, figé et immuable et ce qu’il pourrait être. Sans cet écart critique il n’y à point de questionnement, point de « pourquoi les choses humaines sont ainsi et non autrement ? ». Si je ne peux m’imaginer que l’ordre des choses, et l’ordre du monde des hommes c'est-à-dire l’ordre politico-religieux, pourrait être autrement qu’il n’est, alors je ne peux m’interroger pour savoir comment il pourrait être, et je ne peux donc pas poser la question éthique du « comment il devrait être ».

L’éthique comme mise en questions de l’ordre en moi-même

De plus cet écart critique entre l’ordre des choses tel qu’il est et tel qu’il devrait être, c’est aussi en moi-même que je dois le chercher. C'est ce que Socrate nous apprend d'ailleurs. Cet ordre des choses en moi-même, cet ordre de la répétition, ce sont mes opinions, mes idées, mes préjugés, mes croyances, les mythes auxquels je crois, c’est donc aussi un ordre politico-religieux, qu’il soit ou non une image ou un microcosme de l’ordre politico-religieux dans lequel j’évolue.

C’est notre prétention à savoir sur les choses morales, prétention à laquelle nul n’échappe, qui nous permet de mettre en ordre nos idées ; et c’est précisément cette mise en ordre que la mise à l’épreuve du dialogue socratique vient ébranler. C’est donc le dialogue socratique qui, par le questionnement, par la mise en question, viendra ébranler cet ordre intérieur que je me suis construit en « adoptant » opinions, croyances, idéologies, et viendra créer en moi le désir de savoir.

L’éthique comme mises en questions indissociables de l’ordre en moi-même et de l’ordre du monde

Il y a donc une liaison étroite entre la mise en question de l’ordre politico-religieux extérieur à moi-même, et la mise en question en moi-même, de cet ordre interne à moi-même que représente mes opinions, mes croyances, mes idées, mes préjugés … Cette liaison n’est pas univoque de l’extérieur vers l’intérieur mais elle est au contraire à double sens. Si je ne perçois pas en moi-même la possibilité d’une mise en question de mon ordre intérieur, c'est-à-dire de mes idées, de mes croyances, de ma façon de voir le monde, alors je ne pourrais pas percevoir la possibilité de mettre en question l’ordre extérieur, c'est-à-dire des traditions, des idéologies, des règles qui régissent l’ordre social, politique et religieux dans la société. A l’inverse ce n’est que si je peux imaginer qu’un autre ordre extérieur est possible, qu’une autre société est possible, avec d’autres rapports sociaux, d’autres lois, d’autres mœurs, que je pourrais alors interroger mes propres repères culturels, mes idées, mes croyances.

L’éthique est généralement définit comme le « comment vivre ? » ou « comment conduire sa vie ? ». Aussi pour pouvoir se poser ces questions il faut bien au préalable avoir mis en question à la fois l’ordre du monde dans lequel je vis et mes idées et opinions qui définissent l’ordre en moi-même. Si ces deux « ordres », extérieur et intérieur à moi-même, sont figés, alors la question du « comment vivre ? » ne peut plus se poser, puisque la réponse, figée, est précisément déjà contenue dans ces « ordres ». Le « comment vivre pour moi-même? » et le « comment vivre avec les autres et dans le monde ? » sont liés.

Remarquons ici que l’une des erreurs courantes à propos de Socrate est de considérer qu’il est le promoteur de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui « l’esprit critique ». Ce que l’on entend en général par « avoir l’esprit critique » c’est l’attitude consistant à porter, au nom de son savoir, un jugement critique sur les autres, ou sur le monde, sur les institutions, sur le « système ». Celui qui possède l’esprit critique n’hésite pas à remettre en cause les opinions des autres, voire même la personne même des autres. Son attitude d’interpellation des hommes de pouvoir ou de savoir le rapproche certes de Socrate qui jouait ce rôle de « taon » en apostrophant sans relâche les puissants sur la place publique. Mais généralement, dans le sens commun de l’expression, celui qui dit avoir « l’esprit critique » prétend posséder un savoir, possession qu’il dénie à ceux dont il critique les opinions, et c’est précisément au nom de ce savoir qu’il s’autorise à critiquer les autres. Cette démarche est donc à l’exact opposé de celle de Socrate qui, au contraire, prétend ne pas savoir, et s’autorise à interpeller les autres au nom de cette ignorance revendiquée. Socrate ne critique pas au nom de son savoir et en arguant de l’ignorance des autres, (ignorance que sa critique aurait pour but de révéler), mais il interroge les autres au nom de sa propre ignorance, pour contester la prétention à savoir des autres, (prétention que sa critique a pour but de révéler). Le but de Socrate n’est pas d’abaisser son interlocuteur en lui montrant son ignorance et en mettant celle-ci en regard de son savoir, mais c’est de lui faire prendre conscience de son ignorance en lui montrant que nous sommes tous ignorants en matière de savoir moral.

Par ailleurs Socrate n’était pas ce que nous appellerions aujourd’hui un contestataire de l’ordre établi. Il respectait en effet les institutions et les lois de la cité comme nous pouvons le voir dans le Criton ou, après sa condamnation à mort, il refuse, au nom du respect des lois de la cité, de s’enfuir d’Athènes lorsque ses amis le lui proposent. Il prônait l'obéissance civique dirions-nous aujourd'hui ! Mais il le faisait tout en interpellant, pour mettre à l’épreuve leur prétention à savoir, les puissants et les hommes de pouvoir.

La conversion éthique

Pierre Hadot envisage la philosophie comme conversion, car pour lui la philosophie est, selon le modèle légué par les philosophes de l'antiquité, un mode de vie. On se converti donc à la philosophie en adoptant le mode de vie philosophique qui consiste en un changement radical dans notre attitude par rapport au monde, en particulier en une rupture avec l'attitude dogmatique. La conversion philosophique, à l’inverse de la conversion religieuse, est un éloignement par rapport aux dogmes et par rapport à toute croyance. Elle est centrée sur le souci de soi qui ne fait alors plus qu’un avec le souci du monde.

Dans ce contexte nous pouvons appeler conversion éthique, comme partie de la conversion philosophique, l'attitude consistant à se libérer des dogmes, des morales sociales, mais aussi des calculs d’intérêts, pour se consacrer au lien entre soi et le monde, c'est-à-dire à l’action. L’éthique en effet s’intéresse à l’action, à nos comportements face aux autres et face au monde, à la façon de conduire sa vie avec soi-même et avec les autres. Lorsque le dialogue socratique a déconstruit nos croyances et nos opinions, nous sommes alors seuls face à nous-mêmes, nous ne pouvons plus dirent « je pense que telle ou telle chose, alors j’agis en conséquence de telle ou telle manière ». Dès lors, que faire sans le secours de ces béquilles que sont mes opinions ou mes croyances ? C’est cette situation qui nous met face à nos responsabilités éthiques. Que faire ? C'est-à-dire comment me comporter face aux autres et face au monde ? Comment conduire ma vie ? Telle est la question éthique par excellence.

Ce passage de la position dogmatique qui rassure à la position d’interrogation sur le « Que faire ? » que l’on peut appeler « conversion éthique » est l’un des résultats du dialogue socratique.

Le dialogue socratique comme condition du débat citoyen

Nous avons vu que le dialogue socratique, basé sur le questionnement et la réfutation, constituait une méthode de mise à l’épreuve conduisant les interlocuteurs à découvrir leur ignorance et par là, à s’interroger sur eux-mêmes, à s’examiner. Le dialogue socratique joue un double rôle, à la fois pédagogique et éthique. Il joue d’abord un rôle pédagogique car il créé chez les interlocuteurs du dialogue, le désir de savoir dans la mesure où le caractère aporétique des dialogues, les conduit à comprendre qu’ils ne savent pas ce qu’ils croyaient savoir et leur fait prendre conscience de leur état d’ignorance. Mais il joue en même temps un rôle d’ébranlement éthique lorsque les interlocuteurs réalisent l’écart qu’il existe entre l’ordre qu’il croyait avoir en eux-mêmes et le vide qu’il y découvre.

Dès lors nous pouvons nous demander dans quelle mesure ces caractéristiques du dialogue socratique, pédagogie et éthique, peuvent servir utilement à la participation des citoyens au débat public dans une démocratie. Comment les caractéristiques du dialogue socratique, orientées vers la critique de soi, peuvent être une condition de l’action avec les autres. Comment le dialogue socratique, compris comme échange de parole entre deux interlocuteurs, et centré sur la réfutation des opinions de ceux-ci peut aider au débat, compris comme échange de paroles entre plusieurs participants, autour d’un sujet de discussion commun ayant pour but d’obtenir un consensus, ou du moins d’aboutir à un accord de la majorité des participants.

Le débat : recherche des solutions ou éclairage des problèmes

Remarquons d’abord que le débat comme le dialogue sont généralement conçus comme une recherche commune de la vérité, consistant en une série de questions et réponses de la part des interlocuteurs. C’est d’ailleurs cette recherche de la vérité qui motive la discussion, car en effet, pourquoi discuter si l’on n’a pas de but commun, situé hors de la discussion elle-même. Si l’on pense que chacun a sa propre vérité, située dans sa propre pensée ou dans son propre discours, toute discussion est alors vaine. Pourquoi réfuter les opinions des autres si on admet qu’elles sont leurs vérités ?

Mais néanmoins, on peut penser que la vérité n’est pas toujours atteignable, que l’on ne peut pas nécessairement l’appréhender par notre discours ? Le débat peut alors être compris comme une recherche toujours inachevée, et le consensus auquel aboutissent les interlocuteurs comme un résultat provisoire, qui sans être une vérité, ou un savoir, est utile pour l’action.

Mais dès lors, la nécessité d’aboutir à un consensus pour l’action, c'est-à-dire à une décision à la fin du débat, ne risque t-elle pas d’influer sur les débats eux-mêmes ? En effet chaque participant vient au débat avec ses désirs, ses intérêts qui, dès lors qu’il faudra prendre une décision ne manquerons pas d’influer sur ses paroles et donc d’éloigner le débat de l’objectivité que doit lui assurer l’utilisation exclusive d’arguments rationnels.

Aussi ne faut-il donc pas envisager le débat public, autrement que comme une procédure de prise de décision ? N’est-il pas plutôt un moment seulement, mais un moment crucial certes, dans un processus de délibération plus long et plus complexe. Dans nos démocraties, on a tendance à considérer que le moment de la décision et donc du vote est le plus important alors que le moment qui précède, celui où chaque citoyen confronte ses opinions à celles des autres dans un débat, lui permettant de remettre en questions ce qu’il croit savoir , est en réalité bien plus décisif, car c’est à ce moment-là que la décision se prend par la cristallisation des positions; le vote n’étant alors plus que la mesure de cette décision.

Problématiser plutôt que solutionner

Plutôt que de chercher un consensus ou une position partagée par les participants, ne faut-il pas simplement essayer d’aboutir à une compréhension commune de la question posée dans le débat ?

Ainsi le but du débat ne doit-il par être, plutôt que de trouver des réponses aux questions que l’on se pose, de trouver les questions qui correspondent aux réponses que l’on pense déjà avoir, opinions ou croyances sur le sujet du débat ? Et c’est donc bien en éliminant au cours du débat ces opinions fausses, par la réfutation, que l’on peut faire émerger les problèmes qu’elles masquaient.

Le but du débat est donc bien plus de problématiser, que de « solutionner », c'est-à-dire de faire apparaitre les problèmes qui sont inhérents à la situation ou au sujet considéré.

Eclairer une situation ou une question, consiste donc, plutôt qu’à en faire une analyse la plus exhaustive possible, exhaustivité d’ailleurs souvent illusoire, à éliminer nos opinions ou nos croyances au sujet de cette situation ou question. Et c’est bien, fidèle en cela à la démarche socratique, en mettant en œuvre la réfutation par argumentation rationnelle, que l’on peut éliminer nos opinions sur le sujet, et prendre conscience des problèmes.

L’éducation au débat citoyen par le dialogue socratique 

Nous avons vu qu’il fallait considérer le débat, moins comme un moyen d’aboutir à un consensus sur une question donnée ou faire émerger une solution, qu’une façon d’éclairer les citoyens en problématisant, c'est-à-dire en faisant apparaitre les problèmes que pose la question en jeu dans le débat. Cette idée de problématiser relève en effet du principe du dialogue socratique dans la mesure où, c’est bien en écartant nos opinions que nous faisons apparaitre les problèmes, c'est-à-dire, non seulement une nouvelle réalité plus « vraie », mais surtout l’écart entre nos perceptions de cette réalité avant et après avoir éliminé nos opinions et nos croyances à son sujet.

Aussi la première des conditions pour participer à un débat citoyen, n’est-elle pas dès lors d’accepter de remettre en cause soi-même ses propres opinions en jouant le jeu de la réfutation ? Lorsque l’on entre dans un débat il faut accepter a priori que nos opinions deviennent des hypothèses que l’on soumet à la réfutation des autres.

Le travail sur soi, celui que l’on accepte dans le dialogue socratique, est ainsi une condition du travail avec les autres, celui que l’on accepte lorsque l’on participe à un débat.

Remarquons ici, que cette logique de la réfutation ayant pour but d’éliminer les opinions fausses, n’est pas si courante dans nos débats publics actuels. On y voit en effet plus souvent un affrontement passionnel des opinions, qu’une réfutation rationnelle de celles-ci ; chacun y vient pour « défendre ses opinions », selon la formule consacrée. Mais à l’inverse, on y voit aussi souvent le débat se transformer en une suite de monologues, où chacun corrobore les opinions des autres, ou du moins ne les contredit pas. Or l’échange d’arguments est toujours plus fécond lorsque l’on procède par réfutation, à l’instar de Socrate dans ses dialogues avec ses interlocuteurs. Si lors d’un échange chaque interlocuteur corrobore les opinions des autres, ou si au contraire il cherche à imposer les siennes, alors chacun reste dans « sa vérité », il n’y a ni élimination des opinions fausses, ni universalisation des discours individuels, les opinions des uns et des autres sont figés. La corroboration comme l’affrontement n’ajoute rien à l’opinion alors que la réfutation nous apprend qu’elle est fausse, et qu’il faut dès lors chercher dans une autre direction, stimulant ainsi la recherche de nouvelles hypothèses à soumettre au débat.

Un autre point de méthodologie mérite d’être signalé également. Il s’agit de l’interrogation nécessaire des interlocuteurs d’un débat sur les procédures de débat elles-mêmes. Ainsi, dans un débat, il faut se donner le temps de prendre la discussion pour objet. Cette méta-discussion agit comme apprentissage des procédures de débat, et donc comme apprentissage de la démocratie.

Regarder la société actuelle avec les concepts de la philosophie antique

Il est un exercice intéressant de regarder la société contemporaine avec les outils conceptuels et la terminologie qui avaient cours en Grèce antique. Nous pouvons ainsi faire apparaitre des enjeux qui sont masqués par notre grille de lecture actuelle.

Qui sont les sophistes aujourd’hui ? : Les médias, les journalistes vedettes, les conseillers en communication des hommes politiques, les hommes politiques eux-mêmes.

Qui sont les philosophes ?

Nous ne répondrons pas à ces questions ici tant cela soulèverait de polémiques mais nous remarquerons qu’elles sont stimulantes pour qui veut essayer de penser la société contemporaine. Nous nous contenterons donc, afin d’illustrer cet intérêt, d’aborder deux questions actuelles qu’il peut être intéressant d’essayer de lire à partir des notions développés dans cet article.

La société multiculturelle

Dans les sociétés multiculturelles occidentales actuelles la primauté de la tolérance, du respect des différences culturelles ne conduit-elle pas à un certain relativisme dans la pensée et par là à un affaiblissement du débat citoyen ?

En effet, dès lors qu'il est admis, au sein de la même communauté politique, sur le même territoire que chacun peut avoir ses propres repères culturels et religieux et par là ses propres façons de penser, le débat public ne risque t-il pas de se transformer, soit en affrontement des conceptions morales prônées par chaque communauté culturelle, soit en indifférence à l’égard des conditions de la vie en commun au sein d’une même communauté politique ?

Le dialogue socratique suppose en effet la critique de soi qui s'effectue dans l'échange de paroles avec l'autre. Critique de soi qui est d'abord critique de ses propres préjugés et donc de ses propres repères culturels et religieux. Si les repères culturels, les siens propres comme ceux des autres, deviennent indiscutables, alors les voies du dialogue sont coupées.

C'est cette situation d'une société multiculturelle qu'Habermas a pris en compte pour introduire une distinction entre le juste et le bien. Le bien est ce qui relève de la culture de chacun (et donc de sa religion) et qui est donc commun à tous les individus d'une même communauté culturelle, alors que le juste relève de ce qui est commun à tous les individus vivant sur le même territoire et appartenant donc à une même communauté politique,. Déterminer le juste, et donc les seuls critères permettant de vivre ensemble, devient dès lors objet de la délibération démocratique. Habermas introduit pour cela une distinction entre la morale procédurale, qui relève du « juste » et l’éthique individuelle qui relève du « bien ». La morale procédurale est donc pour lui ce qui doit guider le débat délibératif dans une société donnée où diverses conceptions du bien, c'est-à-dire diverses éthiques individuelles, coexistent.

La société médiatique 

Les médias, et Internet en particulier, changent les conditions d'exercice de la démocratie en ce qu'ils accélèrent les échanges d'information et donne donc à toute parole qui y est exprimée un écho amplifié.

Depuis l'apparition de la polis à Athènes au VIIIe siècle, le débat démocratique permettant la délibération est compris par tous comme devant être public mais les modalités d'exercice du pouvoir politique et en particulier de la diplomatie, non seulement s'accommodent, mais requièrent un part de secret. C'est cette part de secret qu'internet vient aujourd'hui remettre en cause. Nous serions donc proches actuellement d’un état de publicité donc de transparence totale « des actes de la vie sociale », selon l’expression de Jean-Pierre Vernant.

Mais on peut dès lors se demander, si le nécessaire éclairage des problèmes par le débat n’est pas aujourd’hui ignoré par les mêmes médias de masse qui assurent cette transparence « des actes de la vie sociale ». On peut en particulier questionner la pratique des sondages d’opinion, où l’on considère en effet que chaque citoyen doit avoir, a priori et sans débat préalable, une opinion sur tout évènement ou toute situation qui survient, sans même un délai de réflexion. Le paradoxe est ici que les sondages d’opinion sont censés éclairer les prises de décision des hommes politiques en mettant à leur disposition un état de l’opinion des citoyens qui n’ont eux-mêmes pas été éclairés par le débat. Ne conviendrait-il pas dès lors de remettre le débat à sa place, c'est-à-dire en amont de toute « étude de l’opinion », afin que la nécessaire problématisation des questions en jeu ait pu avoir eu lieu. Car lorsque ce moment est ignoré, l’opinion publique fluctue au gré des ses propres humeurs et reste soumise à toutes les manipulations. Un sondage d’opinion peut en effet mesurer l’état de l’opinion de façon assez précise en respectant les lois statistiques, mais il photographie alors une opinion fluctuante, ce qui ne permet pas d’éclairer les décisions politiques, qui sont nécessairement de long terme.

Ainsi ne serait-il pas plus important d’éclairer les citoyens par le débat, afin qu’ils puissent éliminer leurs opinions fausses, plutôt que de vouloir éclairer les hommes politiques avec les opinions fausses des citoyens.

Conclusion :

L’éthique comme exercice de la liberté de penser

"Les gens exigent la liberté d'expression pour compenser la liberté de penser qu'ils préfèrent éviter" disait fort justement Søren Kierkegaard. « Les gens exigent le débat citoyen mais préfère éviter le dialogue socratique » pourrions-nous dire en écho, au terme de cette étude.

En effet nous exigeons la liberté d’exprimer nos opinions, de participer aux débats publics. Nous revendiquons la liberté de pouvoir « dire ce que nous voulons  », mais nous nous interrogeons bien peu sur la nature de « ce que nous voulons », de ces opinions que nous croyons être les nôtres propres mais qui en réalité ne sont souvent qu’une version à peine personnalisée de l’opinion commune. Croyant ainsi revendiquer le droit d’exprimer ce qui nous est le plus intime et le plus cher, nous ne demandons en réalité qu’à pouvoir dire ce que tout le monde dit déjà.

Cette liberté de penser qui nous oblige à une mise en question de nos opinions, à un arrachement, qui vient nous retourner dans nos certitudes les plus ancrées, et éliminer nos repères, elle nous oblige dans le même temps a nous interroger sur " ce que nous voulons " , sur les motifs de nos actions. Elle nous met, comme Socrate nous l'a montré, face a notre responsabilité éthique.


Bernard Cretin (aout 2011)