L’enseignement
de l’éthique laïque et contemporaine
Contribution
de l’Institut d’Ethique Contemporaineau débat sur
l’enseignement de la morale laïque à l’école
La
proposition d’introduire l’enseignement de la morale laïque à
l’école nous oblige, afin de définir le contenu, les méthodes et
la place de cet enseignement dans les programmes scolaires, à
réinterroger des concepts et des notions qui ont marqués les débats
sur l’école, sur la morale, sur la laïcité, durant ces dernières
années.
C’est pourquoi l’Institut d’Ethique Contemporaine
propose, à titre de contribution au débat, des orientations qui,
tout en reconnaissant le bien fondé d’introduire la réflexion sur
les valeurs à l’école, ont pour ambition de prendre en compte
l’évolution de la société, particulièrement durant ces trois
dernières décennies, depuis la suppression de l’enseignement de
la morale à l’école suite à Mai 1968. Au-delà de la
réaffirmation des valeurs issues des Lumières, c’est le mouvement
de libéralisation des mœurs et l’évolution de l’individualisme
contemporain que l’enseignement de la morale laïque doit prendre
en compte. Et c’est, en conséquence, de nouvelles modalités
d’enseignement fondées sur le développement de l’esprit
critique de l’enfant, que nous proposons.
L’évolution
des mœurs et la morale des Lumières à nos jours
Des « Lumières »
à « Mai 68 » : la morale s’émancipe de la
religion
Dans
le domaine de l'éthique et de la morale, le dialogue et la réflexion
remplacent progressivement les « préceptes divins ». La
remise en cause du lien entre le “spirituel” et le “temporel”,
induit un reflux de la morale religieuse au niveau des fondements de
l’organisation de la société que sont la famille et l’éducation.
A la Révolution Française, l’organisation du droit de la
famille s’émancipe ainsi de la religion. Le droit de divorcer,
autorisé en 1792 puis supprimé en 1816, est rétablit par les
grandes lois de la 3ème République, en 1884. Le pouvoir du « père
de famille » se restreint, le droit de « tutelle »
sur sa femme est supprimé en 1938. Il faudra attendre 1985 pour que
le droit français consacre « l’égalité entre époux ».
L’Education en tant qu’institution fondamentale de la société
connaitra la même évolution. L’œuvre de laïcisation de la IIIe
République, s’appuie ainsi sur l’idée de “permanence d’une
morale commune dans la cité” issue de la pensée des Lumières que
l’on retrouve également chez Kant à travers sa devise « Aie
le courage de te servir de ton propre entendement»
Elle travaille
ainsi à l’établissement d’une morale laïque en tant que valeur
commune assurant le lien social grâce aux lois qui transforment
durablement le pays : la loi du 2 mars 1882 rend l’enseignement
primaire gratuit, obligatoire et laïque, et la Loi de 1905
officialise la séparation des Eglises et de l’Etat.
L’école
publique doit mettre à disposition un enseignement laïque et des
conditions propices d’égalité et de justice, demandant à l’élève
non pas d’abandonner sa culture, la religion de ses parents ou son
identité mais de se placer en position de réflexion grâce à la
connaissance de cultures différentes et à l’apprentissage de
phénomènes scientifiques universels.
L’école est
émancipatrice car elle inculque à tous, un savoir commun permettant
l’apprentissage de ce libre arbitre. C’est en s’instruisant que
l’on apprend à forger ses propres opinions puisque seul le savoir
libère. Tous les élèves sont différents les uns des autres mais
l’affirmation de la différence doit demeurer compatible avec la
loi commune.
De la fin du 19ème siècle à la deuxième moitié
du 20ème, sous la nouvelle législation de la séparation de
l’église et de l’Etat, l’enseignement de la religion fut
retiré des programmes des écoles. Les instituteurs ces
«hussards noirs de la République », enseignèrent alors une
véritable morale laïque accompagnant la libéralisation des mœurs,
mais restant en retrait de ce mouvement.
C’est finalement la
Révolution de Mai 68 qui accéléra ce processus de libéralisation
des mœurs et d’émancipation de la morale par rapport à la
religion ainsi que la consécration juridique de l’égalité dans
les relations hommes-femmes. La « morale laïque » encore
enseignée dans les écoles, connut une forte contestation car elle
était perçue comme « conservatrice » au regard des
revendications de la société sur l’évolution des mœurs. Le
cours de morale dans les écoles fut ainsi supprimé en 1969.
La libération des mœurs
et l’individualisme contemporain
Ainsi
le monde contemporain post Mai 68, se caractérise en premier lieu
par une plus grande reconnaissance de l’individu, et donc une plus
grande autonomie de chacun par rapport aux normes et prescriptions en
vigueur. La famille, l’école, l’armée, la nation, la religion
et toutes les institutions sociales ont ainsi perdu en grande partie
leur pouvoir normalisateur (le pouvoir de prescrire des normes de
comportement pour les individus), et donc par conséquent aussi leur
pouvoir moralisateur (le pouvoir de façonner les consciences).
Ces
nouvelles libertés à l’égard des autorités établies, liberté
d’action (d’aller et venir, de choisir son conjoint …) et
liberté d’expression (d’exprimer ses opinions en public,
d’écrire, de publier …), mais aussi liberté de conscience (de
croire à tel ou tel dogme ou ne pas croire), sont positives et vont
dans le sens de l’émancipation individuelle que souhaitait
promouvoir les pionniers de l’école laïque à la fin du 19ème
siècle. Elles font partie, certainement, du socle des valeurs
universelles que nous devons enseigner aux enfants.
L’individu
contemporain, post-moderne, selon le terme utilisé pour le
distinguer de l’individu moderne issu des Lumières, et très bien
décrit par des penseurs comme Gilles Lipovesky, est certes libéré
du poids des institutions traditionnelles, mais il est ainsi laissé
à lui-même. Il ne s’occupe que d’« être soi-même »
absolument, et se désinvestit de toutes ses relations avec les
autres. La liberté du « faire ce que l’on veut », se
traduit dans les faits par la dissolution des liens sociaux :
solitude, régression de l’engagement politique, syndical ou
associatif, désaffection vis-à-vis du collectif. Cet individu ainsi
fragilisé, vulnérabilisé, devient dès lors la proie facile des
nouveaux prédateurs que sont ces « institutions »,
privées celles-là, qui reprennent en compte ce pouvoir d’édicter
des normes de comportements, aidées en cela par le développement
des nouvelles technologies de diffusion et de communication mais
aussi aidées par les conditions socio-économiques de précarité où
sont plongés ceux, de plus en plus nombreux, que le système
économique rejette. Que l’on pense au rôle des grands médias de
masse, ce quatrième pouvoir qui, bien que soumis encore trop souvent
au pouvoir politique ou à celui des grands groupes industriels n’en
a pas moins pour autant une autonomie propre, et donc un pouvoir
d’influence sur l’opinion publique. Que l’on pense aussi au
rôle des grandes marques, qui par la publicité, entendent orienter
les comportements des consommateurs, et en particulier des jeunes.
Mais il y a aussi, parmi ceux qui entendent proposer des recettes
toutes faites pour le bonheur, les groupes religieux intégristes et
fondamentalistes de tout poil, et les groupes plus ou moins sectaires
de toute sorte (s’inspirant du new age, du chamanisme ou des
psychologies transpersonnelles et médecines douces en tout genre),
qui recrutent en proposant des recettes simples pour atteindre le
bonheur sans effort.
Ainsi les libertés conquises, depuis le
siècle des Lumières, contre la prétention des autorités
traditionnelles à nous dicter nos actes, nos comportements et nos
pensées, se dissolvent aujourd’hui, non seulement dans le vide
existentiel dans lequel est précipité l’individu contemporain
mais aussi dans la soumission volontaire pour ces nouveaux maitres, à
laquelle certains succombent, par mimétisme, ou par besoin de
reconnaissance ou de protection.
L’individu contemporain est
libre au sens où il n’est plus contraint par les institutions et
les mœurs à une conduite déterminée ; il peut faire et dire
ce qu’il veut. Mais est-il libre au sens de vouloir ce qu’il
veut ? On lui reconnait la liberté d’expression et d’action,
mais exerce t-il pour lui-même sa liberté de penser ?
Les
conséquences de ce désinvestissement de l’individu contemporain
par rapport au collectif, sont multiples, qui vont de la simple
indifférence envers les autres aux phénomènes d’incivilité, de
racisme, voire de violences qui se développent dans certains
quartiers, en passant par l’égoïsme revendiqué des classes
favorisées qui font du dénigrement de l’impôt une vertu. Par
ailleurs, les nouvelles attaches que les individus trouvent dans les
attraits de la consommation ou des nouveaux gourous, loin de
favoriser les liens sociaux, tendent au contraire à fragmenter la
société, en de multiples communautés.
La deuxième
caractéristique du monde contemporain est en effet la diversité
culturelle qui règne dans nos sociétés, où des individus
d’origines diverses se côtoient, et sont légitimement attachés à
leurs particularités culturelles ou religieuses. Cette diversité
culturelle est une richesse pour notre société dans la mesure où
elle permet à chacun de découvrir la relativité de ses propres
valeurs, et participe ainsi à l’ouverture d’esprit de chacun et
à un développement d’un esprit de tolérance et de respect de
l’autre. Mais le vide existentiel, et l’absence d’idéal et de
repères, qui règnent dans notre société, conduisent de nombreuses
personnes à s’accrocher à leurs particularités culturelles ou
religieuses comme à une protection, et tendent à renverser cette
ouverture multiculturelle en une fermeture communautariste, rendant
ainsi plus problématique la recherche et la pratique des valeurs
universelles.
L’enseignement
de la morale laïque : dépasser les vieux débats
Constatons
d’abord que l’expression « enseignement de la morale
laïque » comporte en effet trois mots piégés. Piégés par
les controverses qui, de la fin du 19ème siècle à
aujourd’hui, ont ponctué les débats sur l’école, sur la
morale, sur la laïcité.
Quel type d’enseignement
l’école doit-elle dispenser ? Doit-elle instruire ou
éduquer ? Doit-elle seulement transmettre des savoirs ou
inculquer des valeurs ? Débat récurrent qui renvoie à celui
entre les partisans des pédagogies traditionnelles qui insistent sur
l’affirmation de l’autorité du maitre en tant que détenteur
d’un savoir, et ceux des pédagogies actives qui insistent sur la
nécessaire prise en compte par l’enseignant de l’individualité
de chaque élève.
Le mot « morale » fait
sursauter beaucoup de nos contemporains qui n’y voient que l’aspect
prescripteur et normalisateur et donc négateur de l’autonomie
individuelle, alors que d’autres y voient au contraire, selon la
philosophie kantienne, la mise en œuvre de l’autonomie
individuelle a travers un effort d’universalisation par lequel
chacun se donne ses propres normes de comportement. Mais on préfère
aujourd’hui parler d’éthique qui renvoie au choix de chacun de
vivre sa vie comme il l’entend, selon ses propres valeurs.
Le
mot « laïque » enfin est également à double
sens. Certains n’y voient que le seul principe de tolérance, et
donc d’acceptation de l’autre avec ses différences, alors que
d’autres, en mettant l’accent sur la neutralité vis-à-vis des
religions que la laïcité impose à l’Etat, pousse cette
neutralité jusqu’à en faire un principe uniformisateur qui
s’oppose aux religions, aux croyances, voire aux pratiques
culturelles particulières.
Mais plus pragmatiquement, et au-delà
des diverses acceptions de chacun de ces trois termes, l’enseignement
de la morale laïque, pose le problème de savoir quoi et comment
enseigner, pour rendre les enfants capables à la fois de
discernement et d’autonomie dans leur vie individuelle et
d’engagement et de solidarité dans leur vie sociale. Car il s’agit
pour les élèves, qu’au-delà de l’acquisition des savoirs, ils
acquièrent des valeurs morales universelles, qu’au-delà du
respect des normes morales communes ils acquièrent un esprit
critique leur permettant de se distancier de ses mêmes normes,
qu’au-delà de la tolérance vis-à-vis de toutes les religions,
ils découvrent la relativité des croyances, des pratiques
culturelles et des façons de penser. Il s’agit donc bien, au-delà
des controverses sur les mots, de voir comment faire de cette
« laïcité intérieure » dont parle Vincent Peillon, et
qui renvoie à l’attitude de « neutralité intérieure »,
c'est-à-dire de prise de distance que chacun doit avoir par rapport
à ses propres croyances et opinions, le fondement des modalités
d’enseignement de la morale laïque.
Le
paradoxe de l’opposition à l’enseignement de la morale laïque à
l’école: L’alliance des contraires
L'opposition
conservatrice
Les
parents les plus conservateurs souhaitent maintenir le monopole
absolu de leur morale et de l’éducation personnelle de leurs
enfants. Ils se font les ardents défenseurs du maintien des valeurs
traditionnelles contraires à l'évolution des mœurs et de la
société. La seule logique revendiquée est la transmission
intégrale et immuable des valeurs familiales et religieuses de
génération en génération. Les deux bastions principaux de ce
conservatisme étaient classiquement représentés par la religion et
l'aristocratie. Ces parents sont méfiants dès que l’école
cherche à rendre les enfants autonomes et indépendants de leur
influence, car pour eux l’éducation morale ne relève que de la
famille et de la religion et non de l’école.
A ces
conservateurs on peut répondre que, certes, l’enseignement de la
morale laïque à l’école, interfère dans cette logique
conservatrice lorsqu'elle veut permettre à tous les élèves de
l’école laïque d’échapper à « tous les déterminismes,
familial, ethnique, social, intellectuel », mais l’école, en
donnant ainsi aux élèves les moyens de penser en toute
indépendance, ne saurait s’immiscer dans leurs consciences
personnelles en leur inculquant le « quoi » penser. Une
connaissance des autres cultures, des autres religions, et un
apprentissage de la tolérance envers des personnes différentes de
nous sont des atouts incontournables pour l’enfant. De même, le
progrès social, l'évolution des consciences, la recherche du
bonheur pour tous est une visée universaliste de la laïcité.
L'opposition
libérale
La
morale laïque enseignée à l'école de la République jusqu'à Mai
68 n’aura cependant laissé que peu de traces positives dans la
mémoire collective si ce n'est celle d'une morale simpliste, peu
visionnaire et donc désuète. Par ailleurs l'aspect autoritaire et
parfois violent de cette éducation fut largement contesté dans les
années 70 où la libération de l’individu était la priorité. Le
mouvement « peace and love » et libertaire pouvait
justement souligner que cette morale laïque n'avait pas empêché
les deux guerres mondiales du 20ème siècle ni favorisé
la libération sexuelle de par l'austérité de ces moralistes
instituteurs.
Reprenant ces critiques, Ruwen Ogien, comme de
nombreux penseurs libéraux - libertaires, désigne ce projet
d’enseignement de la morale à l’école, comme autoritaire au nom
du fait qu’il « ne distingue pas la question du juste de
celle du bien ». Ogien déclare ainsi : « La
question du juste concerne nos rapports aux autres : dans quelle
mesure sommes nous respectueux, équitables, etc... La question du
bien … est celle de savoir ce qu'on va faire de soi même, du style
de vie qu'on va mener, du genre de personne qu'on doit être, des
ingrédients de la vie « bonne » ou « heureuse ».
Faut-il être un épargnant raisonnable ou un flambeur ? Un
aventurier des mers ou un chercheur qui passe sa vie en
laboratoire ?
…. On peut concevoir un certain accord entre tous les citoyens sur
le juste. C'est plus difficile à envisager pour le bien personnel.
En tout cas, il faut, je crois, commencer par séparer ces deux
questions». Ainsi ces libéraux-libertaires excluent de l’école
l’enseignement de la morale. Pour eux, seul l’enseignement de
l’instruction civique y est légitime, dans la mesure où celui-ci
inclut l’enseignement de ce qui est juste, c'est-à-dire « ce
qui favorise la coexistence entre personnes aux conceptions du monde
divergentes ». L'enseignement d'une morale dès lors qu'il
comprend la dimension d'un idéal de vie relève pour eux d’une
conception autoritaire de l’Etat.
A ces libéraux-libertaires
on peut répondre que la distinction entre les valeurs du juste et
celle du bien n’est pas toujours aussi facile à établir dans la
pratique, et que par ailleurs, il peut être du rôle d’un Etat
républicain, de promouvoir certaines valeurs du bien, afin d’assurer
l’équilibre entre l’intérêt général et les intérêts
particuliers.
L’impératif
contemporain « d’une morale laïque nouvelle »
Les
situations de crise économique, de crise des valeurs, se multiplient
avec leur lot de tensions et d'affrontements. La période actuelle
marque l'accentuation du contraste entre ceux dépourvus de moyens et
ceux qui vivent dans l'opulence. Dans une société développée
comme la notre aujourd’hui, ces inégalités paraissent
illégitimes, et engendrent ainsi de multiples frustrations qui
génèrent une dégradation du tissu social, situation propice à
tous les dérapages.
Les incivilités qui vont du manque de
politesse jusqu’à de petites agressions verbales ou physiques font
désormais partie des principales préoccupations des Français
(sondage Ipsos de 2011). D'une façon très inégale, selon les
villes, les quartiers et les heures, la situation se dégrade
progressivement. La résolution de ces problèmes d’incivilités
représente un enjeu majeur pour de nombreuses personnes qui
craignent l'insécurité. Ne plus contenir notre agressivité
signifie la disparition des convenances et à terme l'implosion de la
société. Le développement des incivilités est une logique sans
fin comparable à un effet domino. Les premières discourtoisies
entraînent les suivantes. De l'avis de nombreux enseignants à
l'école même, les conditions minimales d'ordre ne sont pas toujours
réunies pour permettre au professeur d’enseigner.
Dans
ce sens, certes, la reconstruction d'une instruction civique est
impérative et urgente pour faire connaitre le fonctionnement des
institutions de la République. Mais elle s’impose aussi et surtout
pour rappeler (ou même établir pour certaines) des règles de
sociabilité (ce qui relève du juste selon la distinction que font
les libéraux).
L'enseignement de la morale laïque
comprend l’instruction civique mais doit aller au-delà, par la
transmission de certaines valeurs.
En effet, la crise des
valeurs et la notion de vide existentiel sont omniprésentes.
L’importance croissante des crises d’adolescence et des
dépressions chez les jeunes adultes sont des symptômes d’une
crise de la société qui ne peuvent être laissés sans solutions.
Face à la difficulté de trouver un sens à leur vie, certains
restent dans l’oisiveté, dans la dépendance ou pire encore dans
des addictions variées et destructrices. Dans la société
contemporaine, nous assistons à des superpositions de valeurs
multiples et souvent contradictoires. Suivant nos origines
culturelles, religieuses, ethniques, selon nos préférences
politiques, les références sont très différenciées. Entre la
confusion et le manque, le rapport aux valeurs est souvent
problématique et rend difficile la mise en place d'un idéal qui est
un moteur d'excellence irremplaçable à la réalisation de chacun.
L'élargissement de la laïcité pour promouvoir les valeurs
universelles serait un progrès substantiel.
C'est toute une logique nouvelle de vivre ensemble
qu’il faut promouvoir, avec davantage de respect, de tolérance et
moins de violences et d'idées préconçues. Pour se faire, il ne
s’agit pas d’enseigner un contenu dogmatique et figé mais de
permettre l’apprentissage d’une réflexion philosophique,
écologique et morale dès le plus jeune âge. Ainsi, les sagesses
grecques peuvent être riches d’enseignement pour toute réflexion
et recherche concernant l’éthique et les idéaux du futur. Le
professeur aurait un rôle non de « moraliste » mais
d’accoucheur des idées qui souvent tournent dans les têtes des
enfants et des adolescents. Outre la fonction d'éveil et de soutien,
cette intervention devrait aussi permettre de prendre conscience des
dilemmes moraux qui se posent parfois dans notre société.
Les
adolescents se posent souvent des questions qui risquent de rester
des pensées secrètes dont ils n’osent parler à personne.
Souvent, ils ne disposent d’aucun lieu pour structurer leurs
pensées et se trouvent ainsi dans un état de malaise, défavorable
à leur épanouissement. Développer une réflexion morale fait
partie intégrante de l’apprentissage de l’esprit critique. Ainsi
l'expression de « laïcité intérieure » trouve son sens.
Dès
l'école primaire, il est possible de donner les moyens à l'enfant
de savoir douter, évaluer et d'apprendre à construire
progressivement son point de vue. Ensuite à l'adolescence, il sera
plus facile de se construire, s'autonomiser et de trouver un sens à
la vie.
Quelles valeurs enseigner ?
Les valeurs universelles
apporteraient un « bien commun »
Ainsi
on a vu que l’enseignement de la morale laïque ne doit pas
s’arrêter à l’instruction civique, ni à l’acquisition des
règles de sociabilité élémentaires, pour répondre aux
incivilités et aux violences envers les autres. Elle doit aller
au-delà pour répondre plus profondément aux conséquences de
l’individualisme contemporain, à la crise des valeurs, et au vide
existentiel qui touche particulièrement les jeunes dans notre
société « déréglée », en enseignant les valeurs
individuelles sans lesquelles les règles de sociabilité n’ont
aucune chance d’être respectées.
On
peut poser cette question du « quoi enseigner » en
empruntant cette distinction entre le juste (qui relève de nos
rapports aux autres) et le bien (qui relève de ce que je veux faire
de ma vie). Et l’on peut en effet se demander comment enseigner le
juste sans prendre en considération le bien ? Comment enseigner
les valeurs qui sont tournées vers les autres, ce qui relève du
rôle de l’Etat donc de l’école, dans la mesure où ce sont ces
valeurs qui permettent une vie commune harmonieuse, sans faire le
lien de celles-ci avec les valeurs tournées vers soi-même,
c'est-à-dire avec l’éthique personnelle, avec la façon
d’envisager une vie bonne pour soi ?
A vouloir laisser
entièrement aux familles le soin d’enseigner des valeurs qui
relèvent des rapports de soi à soi, ne risque-t-on pas de
fragmenter la société entre des individus qui n’auraient dès
lors plus de projet collectif ? Mais l’homme, animal politique, ne
peut vivre sans projet collectif, et donc, dès lors que l’Etat
refuse de promouvoir par l’enseignement une certaine idée du bien
commun, c'est-à-dire une certaine idée de la vie bonne, valable
pour chacun des citoyens, alors ce sont les communautés (par
l’intermédiaire des familles ou d’institutions communautaires)
qui y pourvoient, chacune pour leur propre compte !
La
question qui se pose alors est de savoir, au-delà des strictes
valeurs universelles de respect de l’autre et de solidarité,
c'est-à-dire du juste, quelles valeurs personnelles enseigner qui
relèveraient d’une conception de la vie bonne que l’Etat
voudrait promouvoir.
On voit aisément qu’il est difficile
d’enseigner la confiance envers les autres sans considérer la
confiance en soi ? Il est difficile d’enseigner le refus de
répondre à la violence par la violence ou simplement le respect des
autres, sans considérer les valeurs personnelles de patience, de
prudence, d’humilité, de tempérance, de gratitude et surtout de
réflexion avant l’action ? Il est difficile d’enseigner la
solidarité et la bienveillance sans enseigner l’effort, le
courage, la persévérance ?
Mais jusqu’où l’enseignement
des valeurs personnelles et des vertus doit-il aller pour
répondre à la nécessité d’un bien commun, sans heurter la
conscience des élèves et des familles ?
Comme on le voit, là
encore, la limite entre les valeurs personnelles qui interfèrent
avec le bien commun et celles qui en sont indépendantes, n’est pas
toujours aussi tranchée, car dans une société, les rapports des
individus les uns avec les autres ne sont pas toujours indépendants
de ce que les uns et les autres pense être le bien.
L’universel et le bien
commun, ça ne s’impose pas dogmatiquement, ça se discute
rationnellement.
C’est
par la discussion, par le débat argumenté, que l’on peut
déterminer les normes de la vie en commun, c'est-à-dire ce qui est
juste pour tous, nous dit Habermas qui a développé le concept
d’ « éthique de la discussion ». A cette
discussion chacun y vient avec ses propres conceptions du bien, et
dès lors qu’il respecte les principes d’universalisation et
d’argumentation rationnelle, un accord peut s’établir entre
tous, pour établir des normes de justice valables pour tous, tout en
respectant les conceptions du bien de chacun.
Ainsi dans ce
schéma, les liens entre, d’une part, les valeurs particulières de
chaque individu et de chaque communauté culturelle, et d’autre
part, les normes morales universelles qui régissent les relations
sociales, sont soumis en permanence à la discussion critique, afin
d’être actualisées par les citoyens eux-mêmes. Par la
discussion, chaque individu interroge ses propres valeurs éthiques,
les confronte à celles des autres, pour établir des normes morales
acceptables par tous. L’établissement des normes de la vie en
commun passe ainsi par la critique par chacun, de ses propres valeurs
éthiques. C’est d’ailleurs cette capacité critique, cette
capacité d’interrogation de ses propres opinions et croyances, qui
est la condition de la discussion avec les autres. Et c’est au
travers de la discussion avec les autres, que les normes morales sont
établies en commun et remises en questions afin de les réactualiser
en permanence. Ainsi, chaque citoyen n’est pas écartelé entre,
d’une part, la recherche de la vie bonne qui exprime sa liberté,
et d’autre part, le respect des normes morales qui s’imposeraient
à lui, car la recherche de la première se fait dans le même
mouvement de discussion argumentative que l’établissement des
secondes.
Comment enseigner ?
C’est
sur ce schéma, où nous voyons que valeurs particulières et normes
morales ont partie liée avec l’esprit critique des citoyens qui
s’exerce dans le cadre de discussions argumentatives où le
principe d’universalisation est la principale règle du jeu, que
nous devons fonder l’enseignement de la morale laïque. Les normes
morales ne sont pas indépendantes des valeurs éthiques
particulières, ni les unes ni les autres ne sont figées, car les
unes comme les autres doivent en permanence être soumises à la
critique, c'est-à-dire au questionnement rationnel.
Ainsi,
enseigner la morale ne revient pas tant à transmettre des valeurs et
des prescriptions morales, qu’à former les élèves à penser par
eux-mêmes, à argumenter, à s’interroger sur eux-mêmes, à
prendre de la distance par rapport à leurs propres valeurs … bref
à participer à une discussion délibérative qui permet, en partant
de leurs valeurs, mais les mettant à distance, de découvrir les
règles de la vie en commun. C’est par la pratique du débat
argumentatif que l’on peut établir les normes morales de la vie en
commun, valeurs universelles (le juste) et valeurs communes (le bien
commun), et que l’on peut aussi constater les valeurs sur
lesquelles il n’y a pas accord. La discussion est alors effort pour
réduire le champ de ces dernières, et le but de l’enseignement de
la morale laïque sera aussi, à travers l’apprentissage du débat
argumentatif, un apprentissage de cet effort de rapprochement des
valeurs.
On ne peut, de toute façon plus de nos jours, alors que
les enfants sont exposés aux médias, à l’utilisation d’internet
et des outils modernes de communication, enseigner la morale comme le
faisaient les instituteurs de la fin du 19ème siècle en
professant chaque jour un précepte moral ou un adage juridique.
Il
s’agit donc aujourd’hui d’entrainer les enfants au débat
philosophique c'est-à-dire à la discussion argumentative où l’on
essaie par le questionnement, d’abord de comprendre les idées et
les valeurs des autres, plutôt que de vouloir exprimer et défendre
les siennes propres. On peut ainsi former ses propres opinions, ses
propres idées, ses propres valeurs en ayant non seulement eu
connaissance, mais en ayant fait l’effort de comprendre
rationnellement celles des autres. Le débat philosophique diffère
en cela de la discussion de type politique ou commerciale où
l’essentiel est, en exprimant et en défendant ses propres idées,
de convaincre les autres qu’elles sont les seules valables. Pour
participer à une discussion philosophique il faut y venir avec un
esprit ouvert aux opinions des autres, prêt à découvrir la
relativité des valeurs ; et c’est donc cet esprit que doit
former l’enseignement de la morale laïque en développant chez
l’enfant, ces deux exigences de la pensée philosophique
(c'est-à-dire de la pensée libre, du libre
examen) que sont la capacité critique, d’une part, et la capacité
de juger, d’autre part.
La capacité critique c’est la
capacité de s’interroger soi-même, de remettre en questions ses
opinions, ses croyances, ses valeurs, du moins celles que l’on
croit être les siennes. C’est la capacité de douter de ce que
j’entends, de ce que je lis, et de ce que je vois. C’est cette
capacité d’interrogation, caractéristique de la philosophie
socratique, celle du dialogue qui conduit les interlocuteurs à
s’examiner eux-mêmes par l’interrogation rationnelle, qui permet
de développer cette mise à distance de chacun vis-à-vis de ses
propres valeurs.
Mais au-delà de cette mise à distance, premier
pas critique et conditions de participation au débat, c’est à un
exercice de discernement que nous invite la pratique du débat
philosophique.
Le premier pas de la pensée libre est critique,
il nous dit que rien de ce que nous croyons ne vaut. Le deuxième
pas nous dit que tout ne se vaut pas et nous invite ainsi à
discerner, le bien du mal, le juste de l’injuste, à juger et à
hiérarchiser les valeurs, c'est-à-dire à accorder plus
d’importance à certaines qu’à d’autres.
Ainsi il est
important pour l’enseignant de bien distinguer, d’une part, cette
pratique du débat philosophique dans laquelle les enfants apprennent
à s’interroger, à argumenter, à écouter, et dans laquelle il
leur est demandé de faire un effort pour raisonner, et d’autre
part, les simples ateliers de discussion où il s’agit simplement
de laisser l’enfant s’exprimer, ce qui revient bien souvent à
lui laisser exprimer ses émotions ou ses sentiments sans les mettre
en questions, sans les interroger rationnellement et donc sans
développer son esprit critique.
Les
expériences d’enseignement de la morale
Ainsi,
pour la mise en œuvre de cet enseignement de la morale par le débat
philosophique il conviendra de s’inspirer des ateliers de pratiques
philosophiques pour enfants qui sont déjà pratiqués dans certaines
classes, en les orientant vers des sujets d’éthique et de morale.
Il s’agira alors de voir si ce type d’ateliers peut être
généralisé et, si oui, s’il peut suffire à remplir les
conditions d’un enseignement de la morale laïque.
Remarquons
ici, pour souligner que ce besoin d’enseignement des valeurs par le
développement de l’esprit critique n’est pas une particularité
française, que la philosophe américaine Martha Nussbaum, dans un
livre récent, traduit sous le titre « les émotions
démocratiques », fait l’éloge de la pédagogie socratique
par le débat pour former le citoyen du 21ème siècle.
Chaque enfant a son propre rythme d’acquisition des
valeurs morales, mais il est des étapes générales qu’a bien mis
en lumière le psychologue américain Laurence Kohlberg, et que les
directives sur l’enseignement de la morale laïque dans les écoles
en Belgique ont fort judicieusement reprises à titre d’instruction
pour les maîtres. Ces instructions distinguent ainsi les différents
objectifs pédagogiques de l’enseignement de la morale en fonction
des différentes stades du développement affectif de
l’enfant.
Néanmoins, si l’on peut s’inspirer de l’exemple
belge sur ce point, il faut par ailleurs bien prendre en compte que,
dans le cas de la Belgique, l’enseignement de la morale est proposé
dans les écoles à titre d’alternative à l’enseignement
religieux. Il perd ainsi le caractère universel que nous devons
maintenir en France ou l’enseignement se doit de respecter toutes
les croyances en renvoyant l’instruction de celles-ci aux
prérogatives des familles, suivant en cela la circulaire de Jules
Ferry aux instituteurs de 1883, qui précisait que « avant
de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, …
demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à
votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son
assentiment à ce qu'il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous
de le dire. »
En conclusion
Un
tel enseignement de la morale laïque, bien mené sur des questions
de notre temps, au travers d’ateliers de pratiques philosophiques
centrés sur l’apprentissage de la discussion argumentative, ne
sera pas vécu comme une régression moraliste et « laïcarde »
mais comme un projet novateur et ambitieux. La nécessité de
reprendre la main pour réinsuffler des valeurs collectives est
impérative. La mise en place de cet enseignement est réalisable
dans un délai raisonnable et va dans le sens du projet progressiste
et humaniste de notre Institut.
Pour
l’institut d’Ethique Contemporaine : Gérard Vignaux et
Bernard Cretin
7
octobre 2012
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