Les
valeurs de l’éthique contemporaine
Du
Décalogue au Post-humanisme
Introduction
Faut-il mettre à jour le
Décalogue,
ces « dix commandements », dix préceptes moraux, que,
selon la Bible, Dieu aurait dictés à Moïse, sur le sommet du Mont
Sinaï ?
Les valeurs sur lesquelles se fondent notre vie en société, ont
certes été revus et corrigés de nombreuses fois depuis cette
époque biblique, mais cet épisode, relaté dans l’Ancien
Testament, n’en garde pas moins, encore aujourd’hui, une valeur
symbolique forte, dans la mesure où, ce fut la première fois, du
moins pour notre tradition judéo-chrétienne, où était proclamé
des normes de la vie en commun, au sein d’une communauté humaine.
Ces injonctions morales étaient légitimées par leur soi-disant
origine divine, ce qui était, à l’époque, le critère le plus
efficace pour un pouvoir politique d’obtenir l’obéissance des
gens.
Avec la sécularisation de nos sociétés occidentales,
d’autres fondements que le recours à Dieu ont été utilisés pour
légitimer les préceptes moraux et les règles d’éthique :
la nature, suivant en cela la philosophie d’Epicure, la science,
comme le proposait Descartes qui voyait en celle-ci le moyen de nous
révéler la valeur des choses, la raison pratique selon Kant, puis
plus récemment la discussion pour Appel et Habermas .
Mais toutes ces théories n’arrivent pas à satisfaire entièrement
les besoins de fondement théorique des valeurs qui guident nos
actes. En effet c’est bien souvent l’intuition, le sentiment ou
l’habitude, sur lesquels nous nous appuyons pour justifier nos
actions ou nos comportements.
Le rôle politique des préceptes
moraux et des règles d’éthique, est essentiel pour toute
organisation sociale, soit que ceux-ci servent de justification à
l’exercice du pouvoir, comme dans les sociétés autoritaires, soit
qu’ils servent de principes d’organisation, pouvant, à
l’inverse, être utilisés par les citoyens pour limiter et
contrôler les gouvernants, comme dans nos sociétés libérales
contemporaines.
Dès lors que les pouvoirs se sont sécularisés,
de nombreuses chartes et autres déclarations des droits, sont venues
actualiser les principes moraux et les valeurs éthiques, reconnus
comme légitimes.
La déclaration des droits de l’homme et du
citoyen de 1789 ,
marque une étape importante dans ce processus de sécularisation. Ce
fut, en effet, le premier texte établit par les représentants du
peuple qui énumère les droits naturels que chaque individu peut
faire valoir, et qui par conséquent servent de règles
d’organisation de la société. Il est intéressant de remarquer
que les représentations graphiques usuelles de cette déclaration
reprennent la forme des doubles tables du Décalogue, comme pour
marquer la continuité dans le rôle tenu par ces deux textes,
proclamés à deux millénaires de distance. Mais sur le fond à
c’est à un renversement de perspective auquel nous assistons, un
passage du mode de justification des sociétés autoritaires à celui
des sociétés libérales. En effet, alors que les « dix
commandements » sont présentées comme des injonctions morales
de Dieu à chacun d’entre nous, la « déclaration de 1789 »
énumère des droits que chacun peut faire valoir pour lui-même,
envers les autres, la société, les pouvoirs établis, et que, par
conséquent, les gouvernements doivent respecter, et faire respecter,
en édictant des lois qui soient conformes à ces principes.
Plus
tard, en 1948, fut proclamée par l’ONU, la « Déclaration
universelle des droits de l’homme »,
et plus récemment la « Charte des droits fondamentaux de
l’Union Européenne » ,
qui est certainement le texte le plus abouti en termes
d’actualisation des droits en fonction des évolutions des mœurs
et des évolutions scientifiques.
Ces déclarations,
caractéristiques de l’époque moderne, inspirées par les
philosophes des Lumières, proclament que les hommes ont des droits
naturels. Ce n’est plus Dieu qui ordonne ce qu’il est interdit de
faire, à soi-même ou à autrui, mais c’est chaque individu qui
est protégé par ses droits naturels vis-à-vis des actions d’autrui
à son égard. L’affirmation de ces droits naturels de l’homme
est cohérente avec la reconnaissance de la prééminence de
l’individu, qui se détermine par lui-même, selon sa propre
raison, et non plus en fonction d’injonctions qui lui viennent de
l’extérieur. Pour Kant, qui a théorisé cette autonomie de
l’individu, ce ne sont plus des préceptes divins qui sont censés
guider les actions de chaque individu, mais ce sont des principes que
celui-ci détermine de façon autonome, principes auxquels il doit
alors obéir de façon impérative, c'est-à-dire sans condition, et
en particulier sans s’interroger sur les conséquences éventuelles
de ses actions. Kant énonce ainsi les principes de cet impératif
catégorique qui doivent permettre à chaque individu de déterminer
la moralité de ses actions :
Le principe d’humanité : « Agis de telle façon
que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la
personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, jamais
simplement comme un moyen. » et le principe
d’universalisation : « Agis comme si la maxime de ton
action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la
nature. » Ce sont donc ces deux principes qui fondent, avec la
reconnaissance de la raison comme base de l’autonomie de
l’individu, la morale laïque,
qui a remplacée, la morale religieuse et ses préceptes divins.
Mais, de nos jours, cet individu moderne, issu du siècle des
Lumières, tend à céder la place, du moins en partie, à l’individu
postmoderne, narcissique, fragmenté, dans une société elle-même
fragmentée. Celui-ci se retrouve seul, de plus en plus délié de
ses attaches familiales et sociales, en perte de repères. Mais dans
cette société postmoderne, si l’on répugne à se référer à la
morale ou à la tradition pour légitimer nos actions, ne nous
soumettons-nous pas, néanmoins, aux influences des médias et de la
publicité, et au mimétisme qu’elles inspirent ? Ce nouveau
conformisme des modes, des marques, et finalement de la pensée,
vient ainsi combler le vide existentiel auquel l’individu doit fait
face.
De
surcroit, les progrès des techniques biogénétiques permettent
aujourd’hui de modifier radicalement la constitution biologique et
génétique de l’homme et par là de ses modes de procréation. Par
ailleurs se sont développés au cours du 20ème siècle
des modes de production et de consommation polluants et dangereux qui
mettent en danger les équilibres naturels et menace à terme la
possibilité de la vie sur Terre.
Dans ces conditions, sur
quelles valeurs peut se fonder une éthique contemporaine, quelles
sont les valeurs fondatrices sur lesquelles établir des valeurs
pratiques, qui puissent servir de guide pour l’action à chacun,
mais aussi de guide au législateur pour déterminer les lois les
meilleures ? Les principes de l’impératif catégorique de
Kant sont-ils suffisamment explicites pour procurer à l’individu
postmoderne un fondement sûr à ses jugements moraux ? Les progrès
des sciences biogénétiques, et au-delà les perspectives de
l’’’homme augmenté » que nous trace le post-humanisme,
ainsi que les problèmes écologiques et la globalisation économique,
nous amène à reconsidérer les réponses à ces deux questions :
Où commence et où s’arrête l’humain ? Où commence et où
s’arrête l’universel ? L’éthique consiste à faire
prévaloir l’humain en toute circonstance, dit-on habituellement ?
Certes, mais un homme dupliqué à des milliers d’exemplaires par
clonage, ou encore un homme doté artificiellement de capacité
intellectuelles (mémoire, calcul, raisonnement …) ou physiques
(force, vitesse …) supplémentaires, répondrait-il encore, au
principe d’humanité selon lequel nul homme ne doit être utilisé
comme un moyen ? C’est ces questions qui nous amènent à nous
interroger sur les fondements d’une éthique contemporaine.
Car
en effet, l’individu d’aujourd’hui, face au vide existentiel
comme face aux dangers que les progrès de la science nous font
courir, ne doit pas pour autant renoncer à justifier ses actions ou
ses comportements, à exercer son jugement, c'est-à-dire à penser
par lui-même, pour adopter des valeurs, qui lui servent de repères
pour mener sa vie en toute conscience. Il ne doit pas non plus
renoncer, à définir, dans ce même mouvement de pensée, des normes
de vie collective justes qui permettent une vie en commun
harmonieuse.
-
Que sont devenus
les « dix commandements » ?
Le Décalogue représente le
prototype
de la morale traditionnelle. Les injonctions qu’il adresse à
chacun de nous sonnent comme des ordres impératifs qui ne laissent
pas de place à notre liberté individuelle. Ces dix règles de
comportement en appellent à des valeurs et des vertus diverses.
Certaines se rapportent à nos relations aux autres, c'est-à-dire à
au « juste » selon la distinction entre le « bien »
et le « juste » faite par les penseurs libéraux, qui,
comme Ruwen Ogien, ne voit de morale que dans les prescriptions à
ne pas nuire à autrui .
Il en est ainsi du « tu ne tueras pas », « tu ne
voleras pas », « tu ne porteras pas de faux
témoignages ». On dira par exemple, se plaçant du point de
vue de la société dans son ensemble, qu’il est injuste de porter
un faux témoignage. La question de savoir si c’est bien ou mal
n’ayant un sens que pour la personne qui porte le faux témoignage,
et non du point de vue de la société.
D’autres se rapportent
à ce que nous considérons aujourd’hui comme l’éthique
personnelle, c'est-à-dire le « bien », les valeurs selon
lesquelles nous choisissons de conduire notre propre vie, et qui
n’ont pas d’influence directe, négative ou positive, sur les
autres. Il en est ainsi des commandements tels que « Tu
n'adoreras pas d'autres dieux », « Tu ne te feras pas
d'idole », « Tu ne prononceras pas à tort le nom de
Dieu » ou encore « Tu ne convoiteras pas la femme ou le
bien de ton voisin », qui réfèrent tous, seulement à des
devoirs envers soi-même ou envers une entité abstraite (Dieu en
l’occurrence), et par conséquent ne servent nullement à nous
éviter de nuire à autrui. Même le rejet de la concupiscence ou de
la cupidité (« Tu ne convoiteras pas … ») relève de
l’éthique personnelle, car il n’implique pas de relation, et a
fortiori de nuisance, à autrui.
D’autres enfin peuvent relever
du juste ou du bien, de la norme morale ou de l’éthique
personnelle, selon l’interprétation que l’on en fait. Ainsi le
« Tu ne commettras pas l’adultère » peut ainsi être
interprété comme rejet du manquement à la parole donnée, rupture
d’un contrat entre deux personnes, abandon de ses engagements, et
dans ce cas, il relève du parjure, et donc du « juste »,
mais si on ne considère pas les relations sexuelles hors mariage
comme une entorse au contrat que constitue le mariage, comme il est
d’usage aujourd’hui, alors ce précepte ne relève que de
l’éthique personnelle.
De même le commandement selon lequel il
faut « honorer son père et sa mère » peuvent être
considéré comme un rappel au devoir d’assistance envers ses
parents, et donc un devoir moral qui relève du « juste »,
car y manquer entraine une nuisance à autrui, mais il peut aussi
être considéré comme un simple sentiment que l’on doit avoir
envers ses parents, sans que cela implique une quelconque action
d’aide ou de soutien, et dans ce cas il relève de l’éthique
personnelle, et n’est plus alors qu’une recommandation éthique.
Et puis il y a ce commandement de « respecter le jour du
shabbat » c'est-à-dire ne pas travailler une journée par
semaine, soi-même comme ceux sur qui nous avons autorité :
« ton fils, ta fille, ton serviteur, ta servante, …
l’étranger qui est chez toi » est-il précisé dans ce
commandement. Faut-il y voir ici la première loi sociale ? Ce
commandement relève ainsi, non pas de la justice en tant que règle
qui interdit de nuire aux autres, mais de la justice sociale, des
droits sociaux qui impliquent, le devoir de prendre soin des autres,
et en particulier de ceux qui sont sous notre autorité ou notre
protection.
Voyons à propos de quelques uns de ces
commandements, comment ils ont été portés, adaptés ou éliminés
des préceptes moraux et valeurs éthiques actuelles.
-
« Tu ne
tueras pas » : du respect de la vie au respect de la dignité
humaine.
Le « Tu ne tueras
point »
du sixième commandement du Décalogue qui se présente comme
l’impératif de ne pas porter atteinte à la vie d’autrui, se
retrouve aujourd’hui dans les déclarations des droits sous la
forme du droit à la vie, dans celle de 1948 comme dans la
Charte des droits de l’UE ou il est, en outre, précisé, que « nul
ne peut être condamné à la peine de mort ni exécuté ».
Cette précision est d’autant plus importante que, sur la nécessité
de proclamer le principe du respect de la vie d’autrui, tout le
monde semble s’accorder, mais, paradoxalement, sur l’abolition de
la peine de mort, beaucoup résistent encore.
Ce commandement, a
été interprété par l’Eglise comme un principe de respect absolu
de la vie, dans le sens de la vie biologique, justifiant par là, son
opposition à l’avortement et à l’euthanasie.
Mais c’est
probablement, au-delà de cette légitimation divine ou biologique,
sa légitimation politique, c'est-à-dire la reconnaissance que le
respect de la vie d’autrui est une condition de la vie en société, qui
en fait un principe essentiel qui a résisté au temps.
Aujourd’hui, la notion de dignité humaine, introduite
dans la « déclaration universelle des droits de l’homme de
1948 », puis reprise dans la « Charte des droits
fondamentaux de l’UE », tend à être placée avant le
« droit à la vie ». « La dignité humaine est
inviolable, elle doit être respectée et protégée. » est-il
ainsi proclamé dans l’article premier, alors que l’article 2
proclame ensuite « Toute personne a droit à la vie ».
Cette notion de dignité, est paradoxalement à la fois plus large et
plus étroite que celle de droit à la vie. En effet, elle est plus
large car elle inclue bien évidement le droit à la vie, dans la
mesure ou tuer c’est porter atteinte à la dignité, mais elle
inclut de surcroit le droit à l’intégrité de la personne, tant
en ce qui concerne les atteintes physiques ou mentales (torture ou
traitements dégradants), que l’esclavage. Mais à l’inverse la
notion de dignité, limite l’application du droit à la vie,
entendue comme droit à la vie biologique. Ainsi nous admettons
aujourd’hui l’avortement, car nous faisons passer la dignité de
la mère avant le respect de la vie biologique de l’embryon (du
moins jusqu’à un certain stade). Il en est de même pour
l’euthanasie, où, pour ceux qui défendent le « droit de
mourir dans la dignité », la dignité humaine doit prévaloir
sur le maintien de la vie.
« Toute vie n’est pas digne d’être vécue »
disent-ils. Mais si l’on prend ainsi la dignité comme valeur
supérieure – supérieure à la vie biologique - de nombreuses
questions se posent néanmoins, pour évaluer si certaines pratiques
respectent ou non la dignité. Par exemple : la prostitution,
la vente d’organes, la gestation pour autrui, la sélection des
personnes sur une base génétique, le clonage … sont-ils des
pratiques qui respectent la dignité de la personne ?
Pour
répondre à ces questions il faut sans doute aller plus loin dans
l’élucidation de ce que chacun met sous le terme de « dignité
humaine » et peut être établir de nouvelles valeurs pour
fonder nos positions éthiques sur ces pratiques liées au monde
moderne.
-
« Tu ne
voleras pas » : du droit de propriété à la défense de
l’intérêt général.
Même changement de perspective
pour ce
commandement divin de « ne pas voler », qui est devenu
droit de propriété dans toutes les déclarations des
droits.
Il est même énoncé comme étant l’un des « droits naturels
et imprescriptibles de l’homme » dans la déclaration de
1789, et de ce fait ne peut être remise en cause dans le temps. Mais
on peut néanmoins lui appliquer des restrictions, au nom de
l’intérêt général, appelé « nécessité publique »
dans la déclaration de 1789, ou « utilité publique »
dans la Charte de l’UE. Ainsi, si le droit de propriété, duquel
découle l’interdiction de voler, est considéré comme un droit
fondamental, il est toujours limité par l’intérêt général,
qui est ainsi considéré comme une valeur supérieure au droit de
propriété individuel.
-
Des injonctions
morales religieuses aux valeurs éthiques personnelles
Les commandements relatifs aux
croyances en Dieu ainsi que celles relatives aux comportements
sexuels sont aujourd’hui considéré comme relevant du domaine
personnel, et donc de l’appréciation individuelle, et en cela ne
revêtent pas de caractère moral. C’est à chacun de se
déterminer, selon ses propres valeurs éthiques, en matière de
croyances religieuses, philosophiques ou politiques, comme en matière
de sexualité. Mais les comportements résultant de ces choix
éthiques, ne doivent pas entrainer de nuisance à autrui, ils sont
soumis aux principes du juste, donc régis par les lois en vigueur
dans la société.
Ainsi les trois commandements relatifs à la
croyance en Dieu : « Tu n'adoreras pas d'autres dieux »,
« Tu ne te feras pas d'idole », « Tu ne prononceras
pas à tort le nom de Dieu », sont une exhortation à croire en
un seul Dieu, et donc bannir le paganisme et toutes les idolâtries.
Certains voient ainsi dans le monothéisme le fondement de
l’universalisme et de l’humanisme qui considèrent
tous les hommes égaux entre eux.
Le nouveau testament a mis en
avant d’autres valeurs que celle des « dix commandements »
et d’autres normes de comportement, que celle de l’obéissance à
Dieu, en particulier l’amour du prochain.
De même le pardon est venu se substituer à la loi du talion, qui
venait elle-même adoucir le principe de la vengeance absolue envers
les autres tributs ou clans lorsqu’une infraction était commise
par l’un de leurs membres. La valeur d’amour du prochain
se retrouve aujourd’hui dans la fraternité de notre devise
républicaine, et le pardon se retrouve aujourd’hui, par
exemple, dans les principes qui déterminent l’objectif des peines
infligées par la Justice, qui ont plus pour but de réinsérer les
prisonniers que de les punir par pure vengeance. Le pardon joue donc
un rôle plus social que moral.
Quand aux injonctions d’ordre
sexuelle elles sont aujourd’hui (après la révolution sexuelle
consécutive en grande partie à l’introduction de la
contraception) relégués dans l’ordre du privé et donc de
l’éthique personnelle, dans la mesure où elles relèvent de
relations entre personnes adultes consentantes. Dès lors, seul le
respect des contrats (en particulier le mariage et autre
PACS
pour ce qui nous concerne ici) relève de la loi, car le non respect
d’un contrat nuit à autrui.
-
Quelles valeurs
nouvelles pour une éthique contemporaine ?
-
De l’autonomie
individuelle au souci de l’autre
Ce sont les philosophes du siècle
des
Lumières, et en particulier Kant, qui ont théorisés l’autonomie
de l’individu. Celui-ci devenant ainsi seul maitre pour
déterminer les valeurs selon lesquelles il veut conduire sa vie. Les
règles morales ne s’imposent pas à lui de l’extérieur, mais il
les produit lui-même par la raison, en obéissant à son devoir
moral, à l’impératif catégorique.
Cette théorie de l’autonomie de l’individu, sous jacente à
toutes les chartes des droits et formalisée dans les lois, a été
un progrès indéniable, mais, ce n’est que par étapes que la
liberté individuelle s’est imposée comme un principe directeur
dans notre système de valeurs, et c’est encore plus
progressivement que cette liberté fut acquise, en particulier dans
le domaine des mœurs (liberté des femmes de disposer de leur corps,
liberté sexuelle, liberté des minorités ...).
Aujourd’hui, et
particulièrement depuis mai 68, la liberté individuelle tend à
primer sur toute autre valeur, mais en promouvant la liberté
n’avons-nous pas, dans le même temps, promu aussi, l’individualisme et
l’égoïsme, provoquant ainsi, à la fois le
vide existentiel face auquel se trouve de nos jours de plus en plus
de personnes, mais aussi la dé-liaison sociale, en poussant les
individus à distendre voir à rompre leurs attaches avec leur
environnement social ?
C’est à ces excès de
l’individualisme, que doit aujourd’hui répondre cette éthique
de l’autonomie, qui depuis Kant a servi de principe directeur à
tout notre système de normes et de valeurs.
D’autres éthiques
cherchent au contraire leur fondement, plutôt que sur l’autonomie
de l’individu, sur les relations de celui-ci avec les autres et,
au-delà du principe de non-nuisance à autrui, mettent en avant les
sentiments moraux d’empathie, de compassion, de bienveillance, qui
nous poussent à agir pour le bien d’autrui. Nous trouvons ainsi
notre propre bien dans la réalisation du bien des autres. On
retrouve cette approche en particulier dans l’éthique chrétienne
qui met en avant les notions d’ « amour du prochain »
et de charité,
qui ont été ensuite sécularisées sous les notions de fraternité,
d’assistance a autrui, de solidarité. Il en est
ainsi également aujourd’hui des éthiques du care, que l’on
peut aussi désigner sous les termes d’éthique du soin, de
la sollicitude, du souci de l’autre.
Mais, plutôt que de voir dans ces deux attitudes, deux
fondements éthiques opposés, ne faut-il pas y voir au contraire,
deux qualités proprement humaines qui, non seulement peuvent
coexister, mais qui doivent se conjuguer, pour pouvoir chacune
exister pleinement. Ainsi il nous faut reconnaitre que la liberté
individuelle, c'est-à-dire l’autonomie fondée sur la liberté
de penser, sur l’usage de la raison pour se déterminer par
soi-même, ne peut véritablement advenir sans la prise en compte,
dans cet exercice de détermination lui-même, de ses propres
relations avec les autres et avec le monde.
S’il y a bien,
dans notre monde contemporain, des tendances à l’exacerbation des
égoïsmes, sous la pression d’une économie qui place la
satisfaction des désirs de consommation au centre, induisant par là
toute une série de comportements de renfermement de l’individu sur
lui-même, sur son plaisir narcissique, sur ses intérêts matériels,
il y a aussi des tendances à l’altruisme, qu’il convient de
promouvoir, non pas au détriment de l’autonomie individuelle, mais
plutôt comme condition d’une véritable autonomie fondée sur un
humanisme concret.
Ainsi à la conception libérale de la liberté
qui postule que « la liberté des uns s’arrête là où
commence celle des autres » ne faut-il pas préférer, comme le
disait Kropotkine, cet anarchiste russe du début du 20ème
siècle, une conception de la liberté selon laquelle « la
liberté des uns commence là où commence celle des autres » ?
-
L’écologie
Les progrès techniques,
principalement
ceux des dernières décennies, ont conduits à des dégradations de
l’environnement telles qu’ils peuvent conduire à des risques
graves pour les générations futures, voire même à la disparation
de la vie sur Terre. Ainsi l’homme est mis en face d’une nouvelle
responsabilité, celle de préserver les possibilités de la vie sur
Terre.
Mais comment fonder cette responsabilité nouvelle, à
quelle valeur éthique faire appel ?
Comme nous venons de le
voir, le souci de l’autre est l’un des impératifs d’une
éthique contemporaine, au même titre que l’autonomie
individuelle. Mais ce souci de l’autre s’applique dans le temps
présent, de la même façon que l’exigence d’universalisation de
Kant s’applique aussi au temps présent. Aussi, avec la possibilité
d’une dégradation, voire d’une destruction de la vie sur Terre
dans l’avenir, il nous faut étendre ces principes de souci de
l’autre et d’universalisation, au futur. Ainsi nous devons
introduire un fondement nouveau pour l’éthique, portant sur le
maintien des conditions de vie sur Terre.
Mais se pose ici le problème de l’étendue de cette exigence.
Devons-nous postuler l’impératif éthique de la « préservation
de toute vie future sur Terre », ou, de façon moins
restrictive, « la préservation d’une vie authentiquement
humaine sur Terre » ou encore, seulement, « des
conditions pour la survie de l’humanité ». Le débat porte
ici sur la place de l’homme par rapport aux autres espèces
animales et aux autres formes de vie sur Terre. Sommes-nous
responsables de maintenir les conditions pour la survie de toutes les
espèces, ou bien seulement de celle de l’homme ? Ce débat
rejoint celui qui se déroule entre d’une part, les partisans d’une
écologie profonde, partisans de la préservation, voire de la
conservation à l’identique, de toute forme de vie, et, d’autre
part, ceux d’une écologie humaniste, partisans de préserver les
équilibres naturels afin que l’homme puisse y vivre dans le
futur.
-
La bioéthique
De la même façon l’émergence des
nouvelles techniques de manipulations du corps nous interroge sur la
capacité des valeurs éthiques actuelles à nous servir de guides
pour l’action dans ces domaines. Les problématiques liées à ces
nouvelles techniques médicales vont de l’euthanasie au clonage, en
passant par la procréation médicalement assistée, l’utilisation
des tests génétiques et les transplantations d’organes.
En
ce qui concerne le problème de l’euthanasie, plusieurs
valeurs éthiques sont en opposition. Le droit de mourir que
revendiquent les partisans de l’euthanasie se fonde sur le principe
d’autonomie du patient auquel on doit reconnaitre le droit
de se déterminer par lui-même et donc de demander sa propre mort.
Mais il se fonde aussi sur la dignité, en reconnaissant au
patient dont la vie n’est plus digne, le droit de mourir.
Aussi, les partisans de l’euthanasie parlent de « droit de
mourir dans la dignité ». Mais ce droit de mourir devient
problématique dès lors qu’il se transforme en demande du patient
vis-à-vis du personnel soignant, car alors les solutions possibles,
euthanasie active, euthanasie passive ou suicide assisté, mettent le
soignant face à la question de la limite entre le « donner la
mort » et le « laisser mourir » ?
D’autres
mettent en avant, plutôt que le « droit de mourir dans la
dignité », le devoir de soulager la souffrance, au nom
également de la sauvegarde de la dignité du patient jusqu’à la
fin de sa vie, soulignant d’ailleurs que l’autonomie d’un
malade qui agit sous la pression de la douleur, est faussée !
Ainsi
nous avons ici à faire à une ambivalence où viennent à nouveau en
rapport conflictuel l’éthique de l’autonomie et l’éthique
de la sollicitude. Le respect de l’autonomie du patient
consiste t-il à respecter sa demande formelle de mourir, même si
celle-ci est prononcée sous l’emprise de la souffrance, ou bien
alors à soulager sa souffrance et l’accompagner jusqu’à la
mort. La sollicitude à l’égard du patient consiste t’elle à
écouter ses demandes ou bien à soulager sa souffrance, en sachant
bien sûr que le problème ne se pose jamais de façon aussi
manichéenne.
Les
techniques d’assistance à la procréation posent également
le problème de la place de l’autonomie dans la hiérarchie des
valeurs éthiques. Ainsi accepter le principe de la gestation pour
autrui, c’est reconnaitre à la « mère porteuse » sa
pleine autonomie lorsqu’elle prend la décision de porter l’enfant
d’une autre femme. Et c’est même reconnaitre à ce geste, de
gestation pour autrui, une valeur éthique d’assistance à
une autre femme, ou à un autre couple. Par contre mettre en
avant l’aspect instrumental de cet acte, que l’on appellera alors
gestation par autrui, c’est nier l’autonomie de la mère
porteuse, et considérer que sa décision est, nécessairement ou
possiblement, faussée par des considérations extérieures (besoin
d’argent, besoin psychologique …). C’est donc considérer cette
femme comme un moyen pour la réalisation des fins d’une autre
femme, et c’est donc contrevenir au principe d’humanité tel que
Kant le définissait.
Cette problématique du questionnement de l’autonomie de
l’individu, peut être comparée à celle que nous avons vue à
propos de l’euthanasie. Mais elle est néanmoins différente car,
dans le cas de la mère porteuse, ce qui peut fausser son autonomie
est d’ordre socio-économique ou psychologique, alors que, dans le
cas du demandeur d’euthanasie, c’est sa douleur qui l’amène à
faire la demande de mourir.
Par contre cette problématique est
très proche de celle de la prostitution où les arguments
utilisés sont les mêmes que dans le cas de la mère porteuse. Il
s’agit dans les deux cas de « mise à disposition » de
son corps pour autrui, et on retrouve aussi, de la part des opposants
à la légalisation de la prostitution, l’argument selon lequel,
l’autonomie de la prostituée est, nécessairement ou
possiblement, faussée par le besoin d’argent, ou la contrainte. Et
donc pour ceux-ci, la prostitution est blâmable en elle-même, car
elle est, ou elle peut être, pratiquée sous la contrainte. Aussi,
comme dans le cas des mères porteuses, faut-il, condamner
moralement, et donc on interdire légalement, ce type de
transactions, au motif qu’elles sont accomplies, dans certains cas
ou dans la majorité des cas, sous la pression du besoin économique,
où bien alors, faut-il présupposer le libre consentement des deux
parties ?
Il faut donc, pour tenter de trouver une solution,
se poser la question de la distorsion dans la transaction qui serait
introduite par l’argent échangé contre la « prestation ».
Un acte gratuit est-il éthiquement meilleur qu’un acte
rémunéré ? C’est ce que l’on reconnait généralement. Un
acte bon, dans la logique de la morale déontologique de Kant, doit
être accompli sans condition, et donc sans rétribution d’aucune
sorte. Existe-t-il une juste rémunération pour ce type de
transactions consistant à la mise à disposition d’autrui, son
corps ou une partie de son corps ? En quoi le fait qu’une
« prestation » soit rémunérée la rend-elle immorale ?
Quelle valeur de la gratuité ou de la « juste
rémunération » d’un service est-elle la plus
fondamentale du point de vue de l’éthique ?
Le clonage reproductif,
autre
technique de manipulation des corps, nous pose quand à lui des défis
bien plus importants. Le clonage reproductif sera possible et
généralisable dans un avenir plus ou moins proche. Intuitivement,
nous jugeons que cette technique est inacceptable du point de vue
éthique, que l’homme ne doit pas se reproduire par clonage.
Pourquoi ? Quelle est, ou quelles sont, les valeurs éthiques
que nous transgressons en franchissant le cap du
clonage reproductif
? Nous nous affranchissons des processus naturels de
reproduction, bien au-delà de ce que l’on peut faire avec les
techniques actuelles de procréation médicalement assistée. Ainsi
par ces techniques de duplication d’un être humain à l’identique,
nous mettons en échec le hasard génétique naturel qui
produit de la diversité et qui fait la singularité de chaque
individu ? La préservation du hasard génétique, ou du moins
d’une part de hasard génétique, représenterait-elle la valeur
éthique supérieure à respecter ? Mais alors qu’en est-il
des recherches et des techniques visant à prévenir les maladies
génétiques, et donc à réduire le hasard génétique, qu’en
est-il des jumeaux qui sont génétiquement identiques
« comme »
deux individus clonés ? Alors que tous les progrès
scientifiques et techniques tendent à nous rendre de plus en plus
maitre de la nature, en particulier pour s’affranchir des
« hasards
de l’existence » que sont les maladies, il nous faudrait
maintenant proclamer le respect du hasard comme valeur fondatrice de
notre éthique ? N’y a-t-il pas la un renversement ? Ou
plus simplement un retour à la vision d’une transcendance qui
viendrait nous guider dans nos actes. Le hasard génétique ne
serait-il pas alors la version moderne de la providence divine ?
Si nous voulons sauvegarder le hasard génétique comme étant un
principe éthique supérieur, peut-on alors définir la limite entre,
d’une part, les interventions « thérapeutique », pour
lesquelles nous pourrions continuer de lutter pour nous affranchir du
hasard, et d’autre part, les interventions relevant de la
transformation ou l’amélioration de l’homme et de ses
performances, pour lesquelles nous nous interdirions d’user de
techniques visant à réduire le hasard génétique ou biologique ?
En conclusion :
Vers
le post-humanisme
Au-delà, ce sont les progrès
potentiels de la science qu’il nous faut prendre en compte pour
imaginer quel pourrait être une éthique du post-humanisme ou du
trans-humanisme lorsque les progrès des biotechnologies et de
l’informatique rendrons possible de façon généralisée une
transformation profonde de la nature humaine. On peut imaginer cet
homme augmenté, chargé de prothèse, mi-homme mi-machine, aux
pouvoirs démultipliés, mais comment imaginer à quelles valeurs
éthiques il devra répondre ?
Il nous faudra interroger
les limites de ces caractéristiques post-humaines pour essayer de
trouver quels sont les valeurs, qui nous semblent actuellement
intouchables, et qui seraient remises en cause lorsque les
évolutions technologiques permettront d’atteindre ces limites ?
La question de la préservation du hasard génétique se
posera encore bien sûr, car le post-humain sera, ou pourra être,
fabriqué en série.
La question du corps lui-même sera posée.
Voulons-nous finir avec les contraintes du corps – la vieillesse,
la mort, la différence sexuelle, la procréation ? L’intégrité
physique et mentale de la personne, telle que proclamée dans la
Charte des droits fondamentaux de l’UE, doit-elle rester une
valeur éthique fondamentale ?
Accepterons-nous au contraire
que la vie humaine, que l’humanité (dans le sens de la
civilisation humaine) puisse se perpétuer dans des êtres, mi hommes
–mi machines, voire même uniquement dans des machines, qui
seraient fabriquées en série, mais qui « vivraient »,
apprendraient et se développeraient, intellectuellement,
mentalement, psychologiquement, comme les hommes d’aujourd’hui ?
Ces scénarios de science-fiction, s’ils sont encore
hypothétiques, mais dont néanmoins certains aspects sont
partiellement réalisables aujourd’hui, ou dans peu de temps,
doivent être pour nous des aiguillons pour nous interroger sur nos
valeurs éthiques, dès aujourd’hui pour demain.
Bernard Cretin
26 mars 2013
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