Les limites d'un idéal hédoniste contemporain et l'intervention du thérapeute


Le terme de nouvelles formes d'addiction est communément utilisé pour se référer aux addictions sans substance, ou autrement dit aux addictions liées à un comportement. Dans ce sens, nous parlons d'addiction aux jeux de hasard, à la nourriture, à internet, aux jeux vidéos, par opposition à une dépendance à une substance psychoactive. Mais le changement de forme, implique-t-il un changement de fond? Est ce que la structure de la pathologie change? Les discours ne convergent pas forcément sur la nature et l'étiologie de ces « nouvelles » addictions. Il y a une tendance à regrouper ces entités diverses sous la notion d'addiction. C'est cette « fusion » ou élargissement de « famille psychopathologique » que nous souhaitons soulever ici. En effet selon nous, si plusieurs points descriptifs convergent, elles ne relèveraient pas toutes du registre psychopathologique. La répétition compulsive de la conduite, la polyconsommation de produits psychoactifs, le sentiment d'aliénation du sujet, la centration de l'existence du sujet au tour de l'objet de la dépendance ou de la conduite de dépendance, l'utilisation d'un manuel diagnostique (athéorique) commun qui liste des symptômes sans lien « qualitatif » entre eux et finalement la proposition des mêmes dispositifs thérapeutiques à toutes les personnes « addictes » sans différenciation, sont tous des arguments en faveur d'une compréhension d'un fonctionnement homogène de la dépendance.

Mais les cliniciens que nous sommes peuvent-ils se contenter d'un « simple » diagnostic d'addiction sans soulever la question de la structure psychique du sujet? Un comportement addictif suffit-il en lui même pour constituer une pathologie à part entière?

C'est là la difficulté des questions soulevées par ces « nouvelles » addictions. Là où on pourrait se rattacher à l'évidence objective et mesurable du produit dans les addictions avec substance, les addictions sans substance n'ont a priori pas d'objet susceptible d'être mesuré. Seul baromètre, l'évaluation et le vécu du sujet lui même. Le sentiment intime d'aliénation ressenti par le sujet. Devrait-on voir là une définition complètement subjective de la pathologie?

Néanmoins, le clinicien n'ignore et ne peut ignorer en rien les apports neurobiologiques, avec la mise en évidence des canaux de récompense dopaminergiques responsables entre autres d'une recherche de sensations de plaisir. Nous tenterons d'aborder ces apports à travers l'approche thérapeutique.

La notion d'addiction (1) a cette caractéristique de mettre en avant la conduite du sujet. La dimension

organique et biologique venant en deuxième position. Le terme de conduite addictive illustre bien l'accent qui est mis sur le comportement du sujet. Quelque chose de la vérité du sujet serait agit dans la répétition de cette conduite. L'agir est au coeur de ces addictions, par opposition à des pathologies touchant à une problématique dépressive qui s'expriment à travers une inhibition. L'addiction implique un passage à l'acte, un agir compulsif, tandis que la problématique dépressive tourne autour d'un désinvestissement et une inhibition libidinale. La possibilité ou l'impossibilité d'agir caractérise en quelque sorte deux entités pathologiques témoignant d'un malaise dans/de notre époque.

Il ne s'agit alors pas d'une nouveauté mais d'une évolution de notre manière d'habiter et de signifier notre monde. La place que prend la souffrance psychique dont témoigne le sujet dépendant, nous pousse encore une fois à réévaluer nos considérations théoriques

Les pathologies touchant à la dépendance ont vite intéressé la médecine. A partir du moment où le savoir physiologique s'est organisé dans une visée thérapeutique, les déséquilibres fonctionnels au niveau individuel ont pris un autre sens. Là où le sujet avait l'impression que des éléments extraordinaires, dépassant l'entendement humain lui envoyait des signes, le savoir médical lui signifie qu'il y a un dysfonctionnement d'ordre physiologique et biologique.

C'est sur le présupposé de l'étiologie organique et biologique de la dépendance que s'est construite la compréhension et l'approche thérapeutique de la pathologie addictive. Le fondement organique de la dépendance n'est autre que l'idée d'intoxication. La toxicomanie, terme de moins en moins utilisé, peut être pris dans son sens étymologique: la fureur des toxiques, du poison. Le toxique déciderait tel un démon (2) des actes du sujet. Quand les aliénistes observent leurs patients au XIXème siècle ils cherchent à décrire de la façon la plus détaillée possible, dans un but de classification, des symptômes qui constitueront des pathologies. La sémiologie et la présence de symptômes constituent la preuve de l'existence des entités objectives et objectivables que sont les pathologies. On est encore loin de la découverte du fonctionnement neurobiologique et de l'influence de certaines substances sur le fonctionnement neurocognitif. Ainsi, c'est le modèle classificatoire qui va primer.

Mais que se passe-t-il quand ce modèle de compréhension de la problématique addictive devient aussi le paradigme explicatif des addictions sans substance?

C'est le cas actuellement, ou malgré l'accent mis sur la conduite du sujet le paradigme de

l'intoxication de l'organisme du sujet détermine la prise en compte du sujet. Irions nous vers une psychiatrisation des comportements ou une moralisation du regard médical?

Cela présente à notre avis, hors mis un enjeux théorique, un enjeux au niveau de la notion de guérison. Le questionnement clinique intervient précisément à ce moment là. Si le sujet est malade de son comportement faudrait-il pour autant le changer? Qu'est ce qu'implique que de changer un comportement amoureux ou sexuel? Nous touchons là de prés à la question fondamentale du normal, du pathologique et du sens que l'on confère aux symptômes quand on leur applique le même traitement thérapeutique, prenant ainsi le risque de tomber dans une visée normative, voir moralisante du traitement. (3)

Par ailleurs, l'addiction affective et sexuelle pose la question de sa spécificité et la distinction d'avec un comportement pervers « classique » et un trouble névrotique de la sexualité. Les troubles de la sexualité vus par la classification psychiatrique sont de deux ordres, soit un trouble de la fonction sexuelle, soit les perversions sexuelles. L'impulsion peut être confondue avec la compulsion. Or l'une relève plus d'un registre pervers exempt de conflit intrapsychique et l'autre fait référence à un registre névrotique. On se rend à l'évidence que les classifications des maladies sont inséparables des normes sociales.

Le discours médicosocial de la dépendance au produit toxique, met l'accent sur la domination de l'objet, alors que la considération analytique nous invite à recentrer sur le sujet afin de mieux questionner la relation du sujet à l'objet, au delà même du produit toxique.

La question du trop agir, du passage à l'acte et du plaisir.

Certaines théories dans une tentative explicative des comportements addictifs font état d'un paradoxe. En effet un comportement deviendrait addictif précisément parce qu'il serait fondé sur la satisfaction et surtout le plaisir. Ce serait donc la volonté de prendre du plaisir qui asservirait le sujet. Ce dernier, se sentirait même libre dans la mesure où il pourrait multiplier les prises, les passages à l'acte et l'accumulation de plaisir. Le plaisir, notion difficilement définissable, est alors mis en avant dans les addictions, notamment comportementales, pour expliquer, voir justifier la répétition de la conduite.

Nous essaierons de définir cette notion de plaisir à travers la notion de principe de plaisir que nous amène la théorie freudienne. La difficulté réside dans la définition même de cette notion. Freud lui même, commence par une définition par défaut: le principe de plaisir serait ce fonctionnement qui nous ferait éviter le déplaisir procuré dans l'actuel par l'accomplissement d'une action. Le déplaisir apparaît comme une tension que l'appareil psychique tendrait à éviter. Le point de départ de la théorisation est le déplaisir. Encore une fois, la tension serait l'état premier que l'appareil psychique chercherait à diminuer. La motivation est celle d'éviter le déplaisir, avant d'aller dans une quête du plaisir. On se trouve dans un registre économique où l'appareil psychique se régule lui même.

Les limites de la notion de plaisir lui viennent des limites qu'implique le corps. Le plaisir, en plus d'être un sentiment, est une sensation. Quelque chose est traduit au niveau du corps. Longtemps dans la théorie freudienne, la notion de principe de plaisir a été synonyme de réduction de tension pour arriver à une idée de maintien de constance.

L'idée d'une diminution à zéro des tensions, voir d'inertie s'apparentant à la mort, se place à un niveau de considération « au delà du principe de plaisir ».

En d'autres termes, le principe de plaisir rimerait à la manière hédoniste épicurienne, avec une sage tempérance. Mais ce qu'on observe au contraire dans les comportements addictifs est une sorte d'insatiabilité et un besoin de recommencer pour éprouver du plaisir, avec en arrière plan l'idée que la liberté serait dans l'augmentation à l'infini de la sensation de plaisir. Le deuxième paradoxe est énoncé: c'est un véritable désir d'indépendance qui animerait le sujet dépendant. Mais la recherche toujours plus poussée de la sensation de plaisir l'entrainerait dans une spirale de laquelle il ne pourrait plus sortir.

On touche là à l'idée qui explique peut être le mieux le fonctionnement du processus addictif: le comportement comme palliatif et soulagement d'une souffrance psychique pré existante à l'addiction. La clinique nous montre comment c'est plutôt la notion d'évitement de la souffrance qui éclaire mieux la problématique addictive. Autrement dit, le plaisir a d'autant plus d'attrait qu'il vient répondre à une faille pré existante. On voit là se dessiner l'idée selon laquelle la pathologie addictive n'est qu'un symptôme aux allures complexes d'une entité psychopathologique.

La notion de plaisir, comme tentative d'explication de la problématique addictive a d'autant plus d'impact qu'elle fait référence à la liberté. Poursuivre ou essayer d'atteindre un plaisir sans entrave serait une matérialisation du sentiment de liberté. Face à un monde normatif, le sujet en refusant les interdits moraux traditionnels valoriserait son autonomie. La nouvelle norme serait celle de librement poursuivre son plaisir. Mais la question que soulève la conduite addictive est celle de l'autonomie, en plus de celle de l'indépendance. Le sujet, à travers sa quête insatiable de plaisir cherche à exprimer une liberté sans entrave au dépend de l'expression de son désir comme faculté de se donner soi même le sens de son action.


1) Référence à la situation d'asservissement en raison de dettes envers une autre personne. Coutume ancienne par laquelle un individu était donné en esclavage.

2) Le démon est entendu dans le sens que lui donne Socrate, c'est à dire, une instance interne au sujet ignorée par lui, le guidant indépendamment de sa volonté.

3) Nous faisons ici référence aux psychothérapies inspirées par le modèle comportemental.


Antigone Charalambous (octobre 2011)